A.H.M.E.

ARTICLE 37 :

 

Qui s'oppose à l'état de droit en Mauritanie ?

 

 

QUI S’OPPOSE A L’ETAT DE DROIT EN MAURITANIE?

     

    « Faux, hypocrites, toujours de l’avis de l’autorité mais n’en fait que sa tête ».   Si, celui qui rapporte cette citation ne nous avait pas précisé qu’elle concernait un notable Mauritanien de l’époque coloniale, nous aurions juré qu’elle décrit bien le comportement d’une bonne partie de nos concitoyens actuels.  En relevant cette annotation, qui est consignée  dans la fiche de renseignement d’un lointain compatriote par un administrateur colonial, il n’en récuse pas la pertinence, mais réfute l’explication implicite qu’elle avait pu susciter certainement dans
    l’esprit de son auteur.
      Loin de procéder d’une attitude perfide et hypocrite, comme  l’eut probablement pensé l’administrateur colonial, il faut y voir au contraire la poursuite, par des moyens culturels pacifiques, de la résistance à une colonisation militaire et chrétienne, acceptée seulement en raison de la paix qu’elle instaure et du respect des valeurs islamiques dont elle s’engage à en garantir la pratique, contre laquelle on avait de toute façon, raisonnablement, pas la possibilité de s’y opposer autrement.

    Ce serait « au cœur » de ce comportement qui affecte la soumission à l’ordre colonial que se situerait « l’idée fondatrice d’accepter, sans une réelle adhésion, une autorité centrale qui devrait par la suite, aboutir à la naissance de l’Etat national ».  L’hostilité aux valeurs républicaines d’égalité, de justice et de liberté que notre jeune Etat s’efforce de traduire dans les faits serait donc héritière de ce « curieux assemblage de comportements versatiles et de mentalités hostiles à l’ordre établi ainsi qu’aux valeurs de celui-ci ».  Elle traduirait la mentalité d’une population qui ne voit dans l’Etat national que le successeur du « juge de la paix" colonial.

    Cependant, en situant, pour la dénoncer, il est vrai, l’origine de « la résistance à la légalité tracée par l’Etat » de certains de nos compatriotes, dans l’attitude passée à l’égard de l’Etat colonial et des valeurs qu’il voulait nous imposer, l’éminent juriste, Abdel Kader Ould Mohamed, dans un long article intitulé « la lente évolution de l’Etat de Droit en Mauritanie ».[1], (le journal la Tribune no. 290 du 09/02/06), nous conduit à penser que ceux-ci perpétuent inconsciemment et mécaniquement un comportement dont les raisons objectives ont disparu au moins depuis l’indépendance et que ces valeurs nous sont totalement étrangères.

    Il nous paraît pourtant que l’opposition à l’émergence de l’Etat de Droit chez nous doit être davantage rattachée à notre longue histoire, marquée essentiellement par l’absence d’une autorité centrale, et à la volonté, clairement perceptible chez une partie de notre élite traditionnelle et moderne, de maintenir à son avantage, une domination fondée sur un ordre social baptisé islamique, plutôt qu’à une mentalité née d’une colonisation combattue consciemment et jugée par ailleurs éphémère et superficielle.

    En effet, les tribus qui nomadisaient sur l’espace qui se trouve entre la Sakia Al Hmara  et le fleuve Sénégal n’étaient assujetties, d’après les historiens arabes qui ont écrit sur l’histoire de ces populations au VIIIe siècle, ni au Makhzen marocain dont elles occupaient les marches méridionales, appelées Bilad As Seiba  (terres d’anarchie), ni aux royaumes soudano- sahéliens (Ghana, Mali) dont elles constituaient une mouvance bien instable, (J.C. Cuoq, 1975). Et, à part le fait qu’elles aient donné naissance au mouvement politico-religieux des Almoravides au XI e siècle, on ne sait pas dans quelle mesure celui-ci leur imposa son ordre.  Ibn Abi Zar’ (m. entre 710-720/1310-20) nous apprend, à cet égard, que Abdallah Ibn Yasin (m. en 1059), initiateur et guide spirituel du mouvement dut se résigner à accepter une scission au sein de ses premiers disciples en raison de la rigueur de la discipline qu’il voulut leur imposer (J.M. Cuoq, 1975).  Même les Emirats- Trarza, Brakna, Adrar et Tagant- qui se sont progressivement installés sur la majorité du territoire, à partir du XVIIIe siècle, ne purent jamais exercer une réelle autorité sur l’ensemble des tribus qui relevaient en principe de leur « juridiction ».  Enfin, les appels lancés au début du XIXe siècle, par certaines figures religieuses de premier plan en faveur de l’instauration d’une autorité centrale dans cette contrée (A.W. O. Cheikh, 1985), faisant suite à la tentative avortée de Nacer Eddine (m. 1674) au XVIIe siècle dans le même sens, n’eurent pas plus de succès face à la volonté d’indépendance de ces tribus.

    Dans ces conditions, leur attitude ambiguë à l’égard de l’Etat colonial, loin d’être « un acte fondateur », doit plutôt être considérée, en plus de son aspect de résistance à une domination étrangère et « impie », comme un épisode de plus du refus de toute centralisation étatique dont les normes sont, non seulement contraignantes mais aussi et surtout contrarient et remettent en cause une domination fondée sur une structure sociale traditionnelle jugée conforme aux valeurs de l’islam, seule source de droit dans cette contrée depuis au moins le XIe siècle.

    C’est que certains de nos Oulemas, grâce notamment au monopole qu’ils exerçaient sur le savoir religieux, pour justifier et « légitimer » la hiérarchie tribale et sociale dont ils occupaient confortable ment le sommet, attribuèrent ses origines à Abu Bakr Ibn Amer (m. 1087) qui, après avoir chassé les infidèles plus au sud, dit la tradition orale, divisa la société maure en trois groupes :  le premier, constitué des guerriers, devrait s’occuper de la défense de la cité islamique ; le second, formé de Lettrés marabouts se chargerait de l’éducation et de la législation ; quant au troisième, sa tâche consisterait à pourvoir à la subsistance des deux premiers.

    Abu Bakr Ibn Amer était le guide spirituel et militaire de la mouvance saharo- sahélienne du mouvement almoravide.  Celui-ci ne fut pas, comme nous le montrent les textes des historiens arabes, contemporain , El Bekri (1068), ou postérieurs, Ibn Abi Zar (entre 710/720) et Ibn Khaldum (m. 1406), entre autres, une action de réforme sunnite entreprise par des Berbères et des Noirs en faveur des populations locales, mais bien plutôt, selon la tradition savante (P. Bonte, 1999), une Jihad (guerre sainte) venue de l’Est est initiée par des Arabes pour la plupart descendants de Qoreiche , c’est-à-dire la tribu même du Prophète Mohamed (PSL).

    Ainsi, bien qu’elles aient été le produit d’une ancienne migration, probablement amorcée au Néolithique (Mauny. R. 1961), de conflits politiques, ethniques ou raciaux, de rapports commerciaux, l’occupation territoriale, l’organisation tribale et sociale sont ainsi légitimées, puisqu’elles apparaissent comme la conséquence, d’une Jihade (guerre sainte) –c’est-à-dire butin « légal » (Ghganima)- dûment entreprise pour et au nom de Dieu contre des populations non encore islamisées.

    Ce sont les tenants d’une telle vision qui sapent les fondements de l’Etat de droit et rejettent les institutions et les valeurs sur lesquelles il s’appuie au motif qu’elles ne s’inspirent pas de
    l’islam dont ils s’autoproclament les seuls interprètes autorisés.

    En réalité l’adoption par l’Etat national des valeurs modernes d’égalité, de justice et de liberté se heurte aux principes et aux intérêts, du moins tels qu’elle les conçoit, d’une partie de notre élite traditionnelle dont l’emprise religieuse sur nos consciences facilite grandement leur prétention à le placer sous leur tutelle.  Toute décision qu’il sera amené à prendre, au lieu
    d’être évaluée rationnellement en fonction d’objectifs déterminés par la moral, la coexistence nationale, les impératifs de développement, la conjoncture international,…etc., l’Etat doit la soumettre à l’appréciation des Oulemas
      qui doivent décider de sa conformité ou non aux principes d’une Chariaa bien souvent interprétée dans le sens de leurs propres intérêts. 

    C’est nous semble-t-il, dans ce sens qu’il faut comprendre la Fatoua (consultation juridique) de Mohamed Vall O. Abdallahi O. Bah rendue à la demande du Ministre chargé de la permanence du CMSN (1980/1981) à propos de l’abolition de l’esclavage (traduction et interprétation de Moktar O. Mohameden, Mauritanie-Nouvelles, no. 235 du 23 au 30 01/97). Après s’être félicité de cette consultation qui « dénote, selon lui, l’échec du droit positif en terre d’islam ou seul (celui-ci) a réussi et peut réussir à résoudre les problèmes », il affirme que « cette égalité (du maître et de son esclave), de même que les droits de la femme, ont placé nos Cadis et juges en position inconfortable ».  Car elle les oblige à violer la Chariaa islamique ou de passer « outre certaines lois du pays ».  En tout cas « libérer les esclaves
    d’autorité (celle de l’Etat) est sans valeur » ; seuls les Oulemas, en évaluant « les avantages et les inconvénients »- pour qui ?- peuvent conclure à la nécessité de la libération conformément aux principes malikite du « choix du moindre mal ».

    Il est clair cependant qu’en dépit de leur opposition aux idéaux modernes de l’Etat, les promoteurs de cette conception ne cherchent  pas à s’emparer de celui-ci, mais souhaitent simplement son inféodation à interprétation qui maintient leur domination sur l’ensemble de la société.  Il n’en demeure pas moins que le refus d’obtempérer aux décisions de l’Etat constitue en tant que tel une source d’affaiblissement  de celui-ci.

    Toutefois, c’est en poussant jusqu’au bout la logique de cette position du refus de la légitimité des institutions républicaines joint au désir de les contrôler que la nouvelle génération des « islamistes », qui se présentent comme des démocrates ouverts, prônent, contrairement à leurs aînés, la prise et l’exercice du pouvoir pour mettre définitivement fin à la scission, à leurs yeux, anormale, entre l’Etat et ses fondements « islamiques ».  C’est pourquoi un de leurs principaux personnages, qui occupa un moment la Mairie de Arafat, refusait de signer les documents officiels écrits en français au prétexte qu’il ne maîtrise pas la langue dans laquelle ils sont libellés. 

    En se retranchant derrière une idéologie islamique, pour justifier leur opposition aux valeurs républicaines, que notre jeune Etat s’efforce difficilement de réaliser, ces gens, au pouvoir de « nuisance » certain, du fait de leur  emprise religieuse sur une société dont les individus sont très largement analphabètes, pauvres et fatalistes, tentent de nous imposer leur domination au moyen d’une conception selon laquelle chacun de nous est à une place qui fait partie de
    l’ordre immuable du monde.

    Jouant sur la profonde religiosité d’une population  ravagée par la misère matérielle et
    l’ignorance et une profonde crédulité, ils préconisent la mise en place d’un
      pouvoir conforme à la Chariaa.  Seulement ce qu’ils ne nous disent pas, c’est que la Chariaa dont il est question n’est pas, comme nous le pensons, « la voie, le chemin » tracé par le Coran et la Sunna, mais aussi « toute la production de l’ensemble de la jurisprudence islamique (Fiqh) telle qu’elle
    s’est développée dans l’histoire, dans toute sa diversité ». (Muhammad Saïd al-ashmawy,
    l’islamisme contre l’islam, 1989).

    Dès lors il nous semble qu’il est plus prudent et plus utile d’opposer à cette vision une critique interne fondée sur le retour au Texte coranique lui-même, sa vocation, ses intentions et son esprit, au lieu d’essayer « d’adapter » notre droit à une mentalité et une interprétation que le temps s’est déjà largement chargé, lentement, il est vrai, mais sûrement, de faire disparaître.

    Car ce n’est pas parce que nos ancêtres, préoccupés surtout par leur survie dans un environnement anarchique, violent et austère, n’ont pas cultivé les valeurs de liberté, de justice et d’égalité, ou du moins ne les ont cultivées que pour eux-mêmes, que nous devons en déduire qu’elles n’existent pas, au moins potentiellement, dans notre système de référence morale.

    Cela pourrait constituer un enjeu du combat politique et intellectuel d’une élite moderne qui, au lieu de se plaindre de la ténacité de cette mentalité, doit plutôt s’atteler à la changer.  Autrement, nous ne voyons pas quel mérite elle pourrait tirer d’un effort qui consiste uniquement à accompagner passivement les transformations d’une société qui aurait la faculté intrinsèque de s’affranchir de toutes ses tares par elle-même.

 

R’chid  Ould Mohamed,

 

    Avril 2006

    [1] En fait l’auteur s’efforce, pour les dénoncer, de débusquer, partout où ils se manifestent, tous les obstacles qui ralentissent, d’une manière ou d’une autre, l’émergence de l’Etat de droit en Mauritanie.

    Il relève ainsi l’ambiguïté que certains de nos concitoyens avaient eu à l’égard de l’Etat colonial et qu’ils nous auraient, en guise d’héritage, transmis ; l’apparition à la fin des années soixante des détournements des vivres ; la corruption et l’enrichissement éhonté d’une partie de notre élite sans scrupule ; un politique excessivement sécuritaire ; la perte de l’intégrité morale, la récurrence des coups d’Etat et une classe politique dont la perfidie et l’hypocrisie constituent un trait caractéristique de son comportement.

    Mais c’est le premier point de cette énumération qui nous paraît déterminant, puisqu’il conditionne, à nos yeux l’existence même de l’Etat de Droit dans notre pays.  Nous ne voulons pas dire qu’il commande unilatéralement les autres faits cités et qu’il n’y ait pas
    d’interaction entre eux pour affaiblir l’Etat, mais, qu’en raison de son enracinement dans les mentalités, il nous semble représenter un obstacle majeur sur la voie de l’émergence de l’Etat de Droit chez nous.

 

 

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