A.H.M.E.

   

 INTERVIEW 81 :

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Alexandre Vilgrain : « Ce qui manque le plus aujourd’hui, ce sont des entrepreneurs africains »


Par Christophe Boisbouvier

En dix ans, la France a perdu la moitié de ses parts de marché sur le continent africain (10,1 % en 2000, 4,7 % en 2011). Cela veut-il dire que les patrons français sont plus bêtes que leurs concurrents espagnols, turcs ou chinois ? Alexandre Vilgrain dirige le groupe agro-industriel Somdiaa. Depuis cinq ans, il préside aussi le Cian, le Conseil français des investisseurs en Afrique. A l'occasion de la sortie du rapport 2014 du Cian, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : Pourquoi la France a-t-elle perdu en dix ans la moitié de ses parts de marché en Afrique ?

Alexandre Vilgrain : Certes la France perd des parts de marché, mais les pays africains se développent et donc ont besoin de produits que nous ne fabriquons pas. Par exemple, les téléphones. Il y a vingt ans, on ne pensait pas vendre des téléphones portables en Afrique. On ne pensait même pas d’ailleurs les vendre en France ou peu. Aujourd’hui c’est un marché. Les gens s’installent. Il se trouve que la France n’a pas vraiment de fabricants de téléphones. On ne va pas empêcher les Africains d’acheter des téléphones parce qu’ils ne sont pas français.

Les entreprises françaises n’ont pas suivi la croissance du marché africain ?

D’abord, elles ne peuvent pas parce que les volumes qui sont en jeu sont trop importants. Je ne crois pas qu’il faille absolument considérer que les parts de marché diminuent. Il vaut mieux avoir 25 % d’une tarte qui fait un mètre de diamètre, que 50 % d’une tarte qui fait 30 cm de diamètre. Donc nos entreprises progressent, le rapport du Cian en fait la preuve. Elles ont des chiffres d’affaires qui augmentent. Des entreprises nouvelles arrivent et des entreprises nouvelles françaises arrivent. J’en veux pour preuve - et c’était dans les journaux : la société Carrefour, qui est quand même une grande société de distribution mondiale, a fait une opération conjointe avec CFAO [groupe français de distribution très présent en Afrique, ndlr] pour pouvoir se développer en Afrique. Il y en a aussi d’autres : L’Oréal ou Danone. Ce sont des gens qui s’intéressent à l’Afrique et qui ne s’y intéressaient pas avant, parce que ce sont des marchés, parce que ce sont des clients.

Les entreprises françaises progressent mais elles progressent moins vite que les entreprises d’autres pays européens, comme les entreprises espagnoles qui ont pris la première place aux entreprises françaises sur le marché marocain ?

Oui, il y a une proximité entre l’Espagne et le Maroc. Mettons-nous du côté des Africains. Les Africains ont besoin de développement, ils ont besoin de tout le monde. On ne peut pas avoir cette philosophie de dire : « on veut garder nos parts de marché ». Non ! A partir du moment où les volumes augmentent, c’est ça qui me paraît l’essentiel. Et puis le Maroc, c’est un grand marché et peut-être que d’autres opérations très importantes seront organisées dans les années qui viennent [et] qui feront que la France rattrapera l’Espagne si besoin est.

Face aux entreprises chinoises, est-ce que la bataille est perdue d’avance ?

Je ne crois pas du tout. La bataille n’est jamais perdue d’avance.

Mais elles sont moins chères, elles sont plus dynamiques...

Moins chères, c’est vrai. Plus dynamiques, je ne crois pas. Il n’y a pas de fatalité. Les Français savent construire des routes comme les Chinois. Si vous posez la question à Vinci, à Alstom, à d’autres gens qui font des infrastructures, souvent ils disent, « mais quand les appels d’offres sont bien faits, on a des chances de gagner. On est compétitif [face aux] Chinois ».

Les Chinois sont meilleurs dans les pays corrompus ?

Non, je ne dis pas que les Chinois sont meilleurs dans des pays corrompus. C’est qu’ils n’ont pas les mêmes réglementations que nous. Donc à partir du moment où ils n’ont pas les mêmes règlementations que nous, ils peuvent faire des choses que nous, on ne peut plus faire.

Ils ne respectent pas les normes ?

Voilà, premièrement. Et on n’a pas les mêmes contraintes environnementales, sécuritaires ou légales. Si vous êtes une entreprise chinoise et que vous mettez un compte à Dubaï à un de vos sous-traitants par exemple, une entreprise française ne peut plus le faire. On a signé des accords avec les Etats.

Parce que il y a un juge français qui peut un jour mettre son nez dans cette affaire...

Exactement. Je ne dis pas qu’on se met des bâtons dans les roues, ça me paraît normal, mais on respecte la loi. Les Chinois ont une autre loi.

Il y a quelques entreprises françaises performantes, Total, Bolloré, Somdiaa, votre entreprise, mais derrière, on a le sentiment que ça ne suit plus, qu’il y a une sorte de défaillance collective ?

Mon entreprise n’est pas très connue. Souvent on parle de Bolloré, Bouygues, on pourrait parler de Castel, Total, CFAO, Vinci. Plusieurs arbres déjà. Au Cian, on est à peu près 140 entreprises. Cela commence à faire quelques personnes. Je ne suis pas désespéré du tout.

Le mois dernier, lors d’un sommet à Bercy, le ministère français de l’Economie et des Finances, le président François Hollande a fixé un objectif : reconquérir le terrain perdu dans les quelques années qui viennent. Est-ce que c’est possible ?

J’imagine qu’il veut parler jusqu’en 2017 pour que ça aille mieux. Mais je l’ai entendu la première fois, c’était à la réunion des ambassadeurs fin août, dire que probablement la croissance africaine était l’avenir de l’économie française. Ce qui m’a rempli de joie.

Ça change du discours de l’année précédente, de l’année 2012 ?

Et des années précédentes aussi. Les entreprises qui travaillaient en Afrique n’étaient pas forcément très bien vues.

Ni par Nicolas Sarkozy, ni par le François Hollande de 2012 ?

Malheureusement vous m’emmenez sur un terrain sur lequel je ne veux pas aller. Je ne fais pas de politique et je ne dois pas en faire, ce n’est pas mon rôle. Je ne crois pas que nous avons perdu de terrain. L’Afrique se développe, la Chine n’existait pas il y a trente ans, en termes économiques. La Turquie n’existait pas il y a trente ans en termes économiques. Le Brésil n’existait pas il y a trente ans. Donc c’est normal que ces gens-là veuillent aussi investir en Afrique.

Mais tout de même, est-ce que plusieurs entrepreneurs français ne se sont pas comportés comme en terrain conquis ? Est-ce qu’ils n’ont pas manqué le virage de la proximité avec le marché africain ?

Non parce que toutes les entreprises du Cian ont des cadres africains. On est très proche. D’abord on a des entreprises africaines, on est des holdings français, on est des propriétaires français, des actionnaires français. Mais nos filiales sont gabonaises, camerounaises, sud-africaines, ivoiriennes, sénégalaises, algériennes. Donc non, on n’est pas arrogant. Depuis que je suis président du Cian, on a essayé justement d’être plutôt des gens qui font leur travail en étant fiers de ce qu'ils font. Mais pas non plus en étant arrogants ni vis-à-vis des Africains, ni vis-à-vis des Français.

On a le sentiment que le sommet de Bercy le mois dernier ne change rien sur le fond, qu’il n’y a pas de réformes à faire...

Ce qui manque le plus aujourd’hui, ce sont des entrepreneurs africains. C’est ce que les Etats doivent absolument arriver à créer. Il y en a quelques uns qui sortent leur jeu. Ces entrepreneurs africains seront les clients de demain des entreprises françaises. A ce moment-là, ils feront, ils achèteront des voitures, ils achèteront des machines-outils, des médicaments à des entreprises françaises. Pour l’instant, nous, nous continuons à investir.




                         

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