«J’en appelle aux Africains et à leur sens de
l’histoire»
Louis Michel, Commissaire européen
au développement et à l’aide humanitaire, a accordé cet entretien à notre
journal. Le plus congolais des Belges et le plus africain des Européens donne
son avis sans détour sur le coup d’Etat en Mauritanie, la gestion des matières
premières en Afrique, le pardon libyen à l’Italie et la gestion du flux
migratoire. Propos recueillis par Adama Wade, à Bruxelles le 22 octobre.
Les Afriques : Comment interpréter l’attitude de l’UE vis-à-vis du coup d’Etat
du 6 août en Mauritanie ?
Louis Michel : Par rapport à la Mauritanie, nous sommes totalement alignés sur
les mêmes positions que l’Union africaine, les Etats-Unis d’Amérique et la
communauté internationale en général. Nous demandons, conformément à la
convention de Cotonou, le retour de l’ordre constitutionnel, la libération du
président et sa réinstallation dans ses fonctions. Libre à lui de voir, en
fonction des intérêts de son pays, la durée qu’il veut rester et la possibilité
d’organiser des élections anticipées. C’est à lui de décider.
LA : Comment va évoluer ce dossier Mauritanie ?
LM : La balle est dans le camp des
représentants du coup d’Etat. Il y a plus de deux ans, il y a eu un autre coup
d’Etat (NDLR le coup d’Etat du 3 août 2005 qui a ouvert l’ère de la transition
démocratique), mais je ne peux pas admettre de comparaison entre celui-là et
celui perpétré le 6 août dernier. C’est une comparaison que les partisans du
coup d’Etat invoquent pour défendre leur position, mais qui ne tient pas
debout. Ce qui s’est passé dernièrement est un coup d’Etat qui a renversé un
président démocratiquement élu. Hier, c’était une dictature qui avait été
renversée.
LA : Se dirige-t-on vers des sanctions ?
LM : Aucune instance, dans le droit international, ne peut se substituer au
peuple. On peut avoir l’opinion qu’on veut, mais on ne peut pas avoir raison
contre le suffrage du peuple. Vous savez, la sanction est toujours la voie
extrême, celle qui intervient après avoir épuisé toutes les voies du dialogue.
Si, évidemment, l’ordre constitutionnel n’est pas rétabli, nous serons appelés
à des refus de visas pour les responsables de ce putsch et à une suspension
pure et simple de la coopération. J’espère que nous n’en arriverons pas là.
LA : Ce souci de la démocratie et des droits de l’homme est-il toujours
permanent dans la coopération entre l’UE et tous les pays africains ?
LM : C’est un souci présent dans l’esprit de la convention de Cotonou. Les
Etats signataires doivent remplir un certain nombre de critères. Je vous
rappelle que le cas de la Mauritanie n’est pas un précédent. Lors d’un coup
d’Etat au Togo, nous avons sommé un président de retourner à l’ordre
constitutionnel. Il l’a fait en organisant des élections démocratiques.
Aujourd’hui, nous avons d’excellentes relations avec ce pays.
LA : Que pensez-vous du possible report des élections
présidentielles du 30 novembre en Côte d’Ivoire ?
LM : Je pense qu’il n’est pas bon de reporter ces élections, même s’il est vrai
que des conditions ne sont pas encore totalement réunies. Mais ce qui m’importe
le plus, c’est qu’un scrutin puisse être organisé dans un délai raisonnable
avec toutes les garanties de transparence.
LA : De l’Europe, voit-on la démocratie gagner du terrain
en Afrique ?
LM : Absolument. Plus de dix pays africains ont connu une transition
démocratique entre les huit et dix dernières années, tels que le Liberia, la
Sierra-Léone, la RDC, etc. Certes, ce sont des démocraties encore fragiles,
mais le progrès est réel. Il y a 15 ans, il y avait 17 conflits dans le
continent. Il n’en reste plus aujourd’hui que trois, dont la Somalie et le
Darfour, qui occultent souvent, par leur ampleur, les progrès réalisés.
Autre évolution à signaler, celle
de l’Union africaine, qui s’impose aujourd’hui un partenaire crédible et engagé
pour la consolidation de la démocratie. Sur le plan économique, l’Afrique a
réalisé une croissance de 5 à 6% ces dernières années. Les avancées sont
réelles de la part de cette partie du monde qui a longtemps souffert –
avouons-le – d’une certaine forme d’indifférence de la communauté
internationale. ----------------------------------------------
« Je note actuellement une contradiction dans la politique de certains pays
européens. On veut d’une part fermer la porte et d’autre part faire appel aux
Africains les plus brillants. »
--------------------------------------------
LA : Le sommet de Lisbonne marque-t-il un tournant dans les
rapports entre l’Europe et l’Afrique ?
LM : Très clairement, oui. Je me suis toujours battu pour ces nouveaux
rapports. C’est 95% de mon engagement philosophique. Il faut qu’on sorte de ces
relations de donateur à pays pauvre, car c’est une relation basée sur un
rapport de dépendance. Pour que le nouveau rapport de partenariat se mette en
place, les Européens doivent l’assumer. Mais il faut aussi, d’un autre côté,
que les Africains l’acceptent. Je dois dire, que j’ai parfois l’impression
qu’en Afrique on a encore du mal à se défaire des rapports du passé.
J’en appelle aux Africains et à
leur sens de l’histoire pour l’avènement de nouvelles relations basées sur la
responsabilité. Les gouvernants ont peut-être le droit de nous juger, mais ils
ont aussi le devoir d’assumer et de rendre des comptes avant tout à leurs
peuples. Je pense notamment à ces pays qui détiennent des ressources
fabuleuses. Cette manne doit être gérée de manière responsable et consacrée au
service du développement.
LA : Et ce que l’Europe aide à cette transparence dans la gestion de ces
ressources ? Je vois, dans le cas de la Mauritanie par exemple, qu’on n’a pas
envisagé la suspension de l’accord de pêche avec l’UE ?
LM : C’est un accord commercial qui n’a rien à voir avec la convention de
Cotonou. Certains pays de l’Union avaient effectivement proposé la suspension
de cet accord, mais c’était un réflexe. J’ai juste rappelé que cela ne
correspondait pas à l’accord de Cotonou. En droit international, on ne peut pas
suspendre cet accord de pêche. Les pêcheurs mauritaniens n’ont pas à subir les conséquences
du coup d’Etat.
LA : N’y a-t-il pas quand même une responsabilité
européenne dans la mauvaise gestion des matières premières africaines ?
LM : L’Europe n’a aucune responsabilité. C’est aux Africains de prendre leurs
responsabilités. Je vous rappelle qu’aujourd’hui l’Europe n’est pas le premier
bénéficiaire des contrats confessionnels que l’Afrique a signés. Il y a aussi
l’Inde, la Chine ou les USA. Ce qui est de bonne augure. Je suis de ceux qui
pensent que l’Afrique doit mettre en compétition les partenaires internationaux
pour son profit. La seule réserve est d’espérer que les contrats aillent dans
le bon sens et participent au développement durable.
L’Europe doit se défaire de cet apriori qui consiste à croire que l’Afrique est
sa chasse gardée. Une des choses qu’on peut espérer, c’est que ces prêts
confessionnels ne se transforment pas en malédiction. J’en reviens, là aussi, à
certains pays exportateurs de pétrole (NDLR : Louis Michel ne veut pas citer de
noms) qui ne disposent d’aucunes infrastructure en amont ou en aval. Je rejoins
là parfaitement ce que disait un homonyme à vous (NDLR Wade), à savoir qu’il
faut que les pays importateurs de matières premières viennent construire des
usines en Afrique pour créer des emplois.
LA : Que pensez-vous du pardon demandé par l’Italie à la Libye concernant son
passé colonial ?
LM : Je pense que le Premier ministre belge et moi-même avions initié le
mouvement avec la reconnaissance de notre responsabilité au Rwanda et dans le
décès de Patrice Lumumba. Il est toujours bon de demander pardon. Il y a une
certaine responsabilité dans la continuité de l’histoire. Certes, dans la
colonisation, il y a eu de bons côtés, mais cela n’occulte pas cette
responsabilité. Par exemple, je me sens concerné par tout ce qui se passe dans
la région des Grands Lacs qui fut colonisée en partie par mon pays. Ce sont nos
frères d’histoire.
LA : Malgré l’évolution des rapports Europe-Afrique, nous avons l’impression
qu’une véritable forteresse nous sépare désormais ?
LM : Vous vous adressez à quelqu’un qui se bat depuis des années contre cette
forteresse. La migration est fondamentalement positive pour l’humanité. Nous
sommes tous, en Europe, des petits-fils de migrants. Le mouvement fait partie
de la notion fondamentale de la liberté de l’homme. C’est vrai que les flux
massifs ont fait naître le besoin d’organiser et de canaliser ces flux. Je
dirais que c’est la faute de nos sociétés égocentriques. Elles n’ont jamais
anticipé le mouvement.
Si vous ajoutez à cela le discours
de certains partis populistes qui font de l’immigration un argument électoral,
on a fait le tour de la question. Ceci dit je pense que sur ces dix dernières
années, l’Europe n’a pas évolué en forteresse, mais a plutôt essayé de mettre
en place une politique de migration fondée sur le respect et la réorganisation
du phénomène.
LA : Quel est l’avenir de la gestion de ces flux
migratoires africains vers l’Europe ?
LM : Mon rêve c’est de voir une véritable zone de libre-échange entre l’Europe
et l’Afrique avec une possibilité de circulation dans les deux sens. Tout le
monde y gagnerait. L’Europe, parce que c’est un partenaire économique
important, à 13 kilomètres de ses côtes, l’Afrique parce que cela favoriserait
son développement rapide. Il faut travailler maintenant sur le concept de «
réfugié économique » en faisant attention à la fuite des cerveaux.
D’ailleurs, je
note actuellement une contradiction dans la politique de certains pays
européens. On veut d’une part fermer la porte et d’autre part faire appel aux
Africains les plus brillants, par exemple à des infirmières du Ghana ou du
Malawi, éléments dont ces pays ont tellement besoin.
Le 06/11/08
Source : Les Afriques
|