A.H.M.E.

INTERVIEW 30:


                  img4.gif                                                Interviews de Boubacar Boris Diop  

                                                                       


 Mali : Le regard de Boubacar Boris Diop

 

Il était prévu avec Boubacar Boris Diop, écrivain et enseignant soucieux de l’Afrique, un entretien portant sur divers sujets, mais rattrapé par l’actualité brûlante, nous avons choisi de nous arrêter sur le Mali. Car ce qui s’y passe est grave…

 Peut-on dire que le Nord-Mali, c’est encore la Françafrique dans ses œuvres ?

 Oui et non. Au Mali, la France est certes dans son pré-carré et, à l’exception du Nigeria, les pays engagés avec elle sur le terrain font partie de son ancien empire colonial mais dans le fond on est plutôt ici dans une logique de guerre globale. Le modèle serait plutôt l’invasion américaine en Irak. En outre, les interventions françaises en Afrique ont toujours été faites avec une certaine désinvolture, presque sans y penser, alors que celle-ci, ponctuée de conseils de guerre à l’Élysée, a été conçue comme un grand spectacle médiatique. Elle fait l’objet de sondages réguliers et deux ministres, ceux de la Défense et des Affaires étrangères, n’ont jamais été aussi bavards.

 

Comment expliquez-vous ce changement d’attitude ?

Quelques jours après le début des combats, tous les hebdos français ont titré : « Hollande en chef de guerre ». Le Nord-Mali, ça a été l’occasion pour un président jugé terne, mou et indécis de se donner à peu de frais l’image d’un dirigeant volontaire et capable de préserver le rang de son pays dans le monde. Le contraste n’en est pas moins frappant avec la précipitation peu glorieuse de Paris à se retirer d’Afghanistan suite à des attaques mortelles des Talibans contre un certain nombre de ses soldats.

 

Mais les problèmes d’image de Hollande ne peuvent pas à eux seuls expliquer une intervention aussi coûteuse… 

C’est évident, mais il ne pouvait pas rater la si belle occasion de se refaire une santé. L’objectif déclaré de cette guerre, c’est d’aider le Mali à recouvrer son intégrité territoriale mais sans la prise de Konna par les islamistes, rien ne se serait sans doute passé. La chute de Konna, c’est le moment où Paris, qui ne perd jamais de vue ses otages et l’uranium d’Areva, comprend que ses intérêts économiques et sa position dans la région sont gravement menacés. Et à partir de là, les acteurs ne sont plus les mêmes. Cette guerre est suivie de près par des pays comme l’Algérie, la Mauritanie, le Nigeria, sans parler des autres puissances occidentales et du Qatar, cette monarchie du Golfe qui se livre ici comme en Syrie et partout ailleurs à un drôle de jeu. Vous savez aussi que depuis l’attaque d’In Amenas, Américains et Anglais se sentent bien plus concernés et que le Japon, important partenaire économique du Mali et dont dix ressortissants sont morts lors de la prise d’otages, a accordé une contribution de 120 millions de dollars en soutien à la Misma, lors de la conférence des donateurs que vient d’organiser l’Union africaine à Addis.

 

Etes-vous d’accord avec l’ambassadeur de France à Dakar quand il déclare que si son pays n’était pas intervenu personne d’autre ne l’aurait fait ? 

On peut le lui concéder et c’est en fait cela le coup de génie de Paris dans cette histoire où la France peut se présenter comme l’ennemi des « méchants ». J’utilise ce dernier mot à dessein, car la politique internationale me fait très souvent penser à un film hollywoodien, le tout étant de savoir être du côté des bons. Lorsque vous apprenez par exemple que des narco-terroristes occupent les deux tiers du Mali et qu’ils détruisent les mosquées et les tombeaux de saints, mettent le feu à la bibliothèque Ahmed Baba et coupent les mains des gens, votre premier mouvement est d’approuver ceux qui essaient de les mettre hors d’état de nuire. Et lorsqu’on écoute ces jours-ci les prises de position des uns et des autres sur le Mali, on se rend compte de notre difficulté à penser cette énième intervention française en Afrique. J’ai vu l’autre soir sur la 2STV Massaer Diallo l’approuver sans ambages et deux jours plus tard Gadio et Samir Amin en ont fait de même. N’est-ce pas troublant ? Après tout, il s’agit là, quand on en vient à l’analyse des dérives criminelles de la Françafrique, de trois intellectuels au-dessus de tout soupçon…

 

Est-ce à dire que vous êtes d’accord avec eux ?

Ah non ! Certainement pas. Je les comprends, je n’ai aucun doute quant à leur sincérité mais je ne partage pas leur point de vue. Le danger, à mon humble avis, c’est d’analyser cette guerre comme un fait isolé. Tout le monde la relie à l’agression contre la Libye, mais pas avec autant d’insistance qu’il faudrait. Il ne suffit pas de dire que l’agression contre la Libye est en train de déstabiliser la bande sahélienne et toute l’Afrique de l’Ouest. Il faut la placer, de même que le « printemps arabe », au cœur de la réflexion sur le Nord-Mali. Nous devons peut-être même aller plus loin et nous demander si nous n’aurions pas dû hausser la voix dès le jour où des chars de combat français ont forcé les grilles du palais de Gbagbo. Il était possible, sans forcément soutenir Laurent Gbagbo, de bien faire savoir à Paris qu’une ligne rouge venait d’être franchie. Mais nous avons trop bien appris notre leçon sur la démocratie, on a inventé exprès pour nous des termes comme « bonne gouvernance » – qui donc a jamais entendu parler de la « bonne gouvernance » en Belgique ? – et nous en sommes venus à perdre tout sens des nuances et surtout la capacité d’inscrire des évènements politiques particuliers dans une logique globale.

 

Dans cette affaire, quels reproches très précis peut-on formuler aujourd‘hui contre la France ?

 Ici aussi, il suffit de remonter le fil des évènements. Après avoir assassiné Kadhafi dans les conditions scandaleuses que l’on sait, L’Etat français a cru le moment venu de confier la sous-traitance de la guerre contre Aqmi et le Mujao à la rébellion touarègue. Comme vient de le rappeler Ibrahima Sène dans une réponse à Samir Amin, Paris et Washington décident alors d’aider les Touareg présents en Libye à rentrer lourdement armés au Mali mais, détail important, pas au Niger où on ne veut prendre aucun risque à cause d’Areva. Les Touareg sont ravis de pouvoir concrétiser enfin leur vieux rêve d’indépendance à travers un nouvel Etat de l’Azawad, allié de l’Occident.

Certains medias français se sont alors chargés de « vendre » le projet de ces « hommes bleus du désert » qui se préparent pourtant tout simplement à entrer en guerre contre le Mali. Il suffit de faire un tour dans les archives de France 24 et de RFI pour voir que le MNLA en particulier a été créé de toutes pièces par les services de Sarkozy. Ces stratèges savaient très bien que cela allait se traduire par l’effondrement de l’Etat malien et la partition de son territoire. Ça ne les a pourtant pas fait hésiter une seconde. Juppé s’est ainsi permis de minimiser l’égorgement collectif par les Touareg d’une centaine de soldats et officiers maliens le 24 janvier 2012 à Aguelhok et suggéré la possibilité d’un Azawad souverain au nord. Mais au bout du compte, le MNLA qui n’a pas été à la hauteur des attentes de ses commanditaires face aux jihadistes, s’est pratiquement sabordé, ce qui est d’ailleurs sans doute une première dans l’histoire des mouvements de libération. Dans cette affaire, la France est clairement dans le rôle du pompier pyromane. Tout laisse croire qu’elle va défaire les jihadistes, mais sa victoire coûtera aux Maliens leur Etat et leur honneur.

 

Qu’entendez-vous par là  ?

Je veux juste dire que c’en est fini pour longtemps de l’indépendance du Mali et de sa relative homogénéité territoriale. Il faudrait être bien naïf pour s’imaginer qu’après s’être donné tant de mal pour libérer le Nord, la France va remettre les clefs du pays à Dioncounda Traoré et Maliens et se contenter de grandes effusions d’adieu. Non, le monde ne marche pas ainsi. La France s’est mise en bonne position dans la course aux prodigieuses richesses naturelles du Sahara et on la voit mal laisser tomber la rébellion touarègue qui reste entre ses mains une carte précieuse. Un épisode de cette guerre est passé inaperçu, qui mérite pourtant réflexion : la prise de Kidal. On en a d’abord concédé la « prise » à un MNLA qui n’a plus aucune existence militaire et quelques jours plus tard, le 29 janvier, les soldats français sont entrés seuls dans la ville, n’autorisant pas les forces maliennes à les y accompagner. Iyad Ag Ghali, patron d’Ansar Dine, discrédité par ses accointances avec AQMI et le MUJAO, est presque déjà hors jeu et son rival « modéré » Alghabasse Ag Intalla, chef du MIA, est dans les meilleures dispositions pour trouver un terrain d’entente avec Paris. En somme, les indépendantistes Touareg vont avoir après leur débâcle militaire un contrôle politique sur le nord qu’ils n’ont jamais eu. C’est un formidable paradoxe, mais l’intérêt de l’Occident, c’est un Etat central malien sans prise sur la partie septentrionale du pays. Les pressions ont commencé pour obliger Dioncounda Traoré à négocier avec des Touareg modérés sortis de la manche de Paris et on ne voit pas un président aussi affaibli que Dioncounda Traoré résister à Hollande. Que cela nous plaise ou non, le « printemps arabe » est en train de détacher définitivement l’Afrique du Nord du reste du continent et la « nouvelle frontière » c’est en quelque sorte le Nord-Mali. Cela correspond à un projet stratégique très clair, très cohérent, de l’Occident et il est en train de le mettre en œuvre.

 

Qu’avez-vous pensé en voyant ces jeunes Maliens brandissant des drapeaux français ?

Certains disent que c’est un montage. Je ne suis pas du tout de cet avis. Ces images disent au contraire l’immense soulagement des Maliens. Ce sont des images particulièrement perturbantes et c’est pour cela que nous devons oser les affronter. La vraie question c’est moins ce qu’il faut penser de l’Etat Français que de nous-mêmes, je veux dire de nous les intellectuels et les politiciens africains. Comment se fait-il que nos populations soient laissées dans un tel état d’abandon ? Ce qui doit nous interpeller tous, ce sont ces images-là : les troupes françaises qui ont occupé ce pays voisin, le Mali, pendant des siècles d’une colonisation barbare, y reviennent cinquante ans après l’indépendance et sont accueillis comme des libérateurs. N’est-ce pas là un sérieux motif de perplexité ? Que pouvait bien valoir, finalement, l’indépendance du Mali ? Qu’a-t-il fait de l’héritage de Modibo Keita ? La question qui se pose en définitive à nous tous, et sans doute avec une force particulière aux anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne, c’est celle de notre souveraineté nationale. Certains retournements historiques sont durs à avaler et nous y avons tous une part de responsabilité. Mais il m’arrive d’en vouloir surtout à nos historiens ; j’ai parfois l’impression que la plupart de ces brillants esprits ne mettent pas leur connaissance intime de notre passé au service de la compréhension des enjeux du présent. Beaucoup d’entre eux ont pour ainsi dire le nez dans le guidon tandis que d’autres répètent les mêmes phrases depuis des décennies sans paraître se rendre compte des mutations qui n’en finissent pas d’intervenir.

 

Quelles sont les autres images qui vous ont frappé dans cette guerre ?

Une en particulier : celle de ces gamins maliens au bord des routes, regardant passer les militaires Toubab un peu comme ils le faisaient à l’occasion du Paris-Dakar. Je me suis plusieurs fois demandé ce que ça doit faire dans la tête d’un enfant de voir ça. On a rarement vu une population à ce point ébahie par ce qui se passe chez elle et ne comprenant rien à ce qui est pourtant censé être sa propre guerre. On a parfois le sentiment qu’ils ne savent pas si ce qu’ils ont sous les yeux, et qui est si fou, c’est de la réalité ou juste de la télé.

 

L’opération Serval ne va-t-elle pas, malgré tout, redorer le blason de la France en Afrique ?

Ce n’est pas impossible mais cela m’étonnerait. Les transports amoureux en direction des soldats français viennent du cœur, mais ils sont passagers. Les véritables objectifs de cette guerre vont être de plus en plus clairs pour les Maliens et, pour eux, le réveil risque d’être douloureux. Ça n’existe nulle part, des forces étrangères sympa. Les medias français peuvent toujours se bercer d’illusions, mais à leur place, je me dirais que la mariée est quand même trop belle ! Et puis, vous savez, l’opération Serval a lieu au moment même où la presse parisienne révèle chaque jour des faits de plus en plus précis prouvant le rôle actif des services français dans l’attentat du 6 avril 1994 qui a déclenché le génocide des Tutsi du Rwanda. L’implication résolue de la France dans le dernier génocide du vingtième siècle est une tâche indélébile sur son honneur, les vivats momentanés de Gao et Tombouctou ne vont pas l’effacer.

 

Quelles leçons le Mali peut-il tirer de ce conflit ?

Tout d’abord, cela doit être extrêmement dur ces temps-ci d’être un militaire malien. Voici une armée nationale se battant dans son propre pays et dont les morts ne comptent même pas, à l’inverse de celle du pilote français d’hélicoptère, Damien Boiteux, abattu au premier jour des combats. Ce que toutes ces humiliations doivent montrer au Mali, c’est ce qu’une certaine comédie démocratique, destinée surtout à plaire à des parrains étrangers, peut avoir de dérisoire. Le Mali est un cas d’école : cité partout en exemple, il a suffi d’un rien pour qu’il s’effondre. Et on y voit déjà à l’œuvre des mécanismes d’exclusion qui peuvent devenir de plus en plus meurtriers : tout Touareg ou Arabe risque d’être désormais perçu comme un complice des groupes jihadistes ou de la rébellion touarègue. Conscients de ce danger, des intellectuels maliens comme Aminata Dramane Traoré n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme au cours des derniers mois, mais personne n’a voulu les écouter. Les relations entre les différentes communautés du Mali ont toujours été fragiles et la menace d’affrontements raciaux n’a jamais été aussi sérieuse. C’est le moment de dépasser les vieilles rancœurs. Peu de temps après le carnage d’Aguelhok, j’ai eu l’occasion de parler dans un lycée de Bamako. Il y avait des jeunes Touareg dans l’assistance et ils avaient manifestement peur de ce qui pourrait leur arriver un jour ou l’autre. Rien, justement, ne doit leur arriver. Ils n’ont pas à payer pour les crimes de quelques politiciens ambitieux, qui sont d’ailleurs surtout laquais de Paris.

 

Il se dit partout que la lenteur de la réaction africaine a ouvert un boulevard à la France et l’a même légitimée. Comment peut-on éviter qu’une telle situation ne se reproduise ?

Oui, on a beaucoup critiqué, à juste titre, les atermoiements des Etats africains, mais il faut tout de même comprendre qu’il est suicidaire de s’engager à mains nues dans une guerre aussi complexe. C’est toutefois précisément le reproche qu’on peut faire à nos pays : de ne s’être pas dotés des moyens de se défendre, individuellement ou collectivement. Et ici, on en revient à ce que Cheikh Anta Diop a toujours dit : « La sécurité précède le développement et l’intégration politique précède l’intégration économique. » Son parti, le RND, vient d’ailleurs de le rappeler dans une déclaration sur la guerre au Mali. Sa vie durant, Cheikh Anta Diop a insisté sur la nécessité d’une armée continentale forte. Sa création ne peut évidemment pas être une affaire simple, mais en voyant tous ces soldats ouest africains redevenus des « tirailleurs sénégalais », on a un peu honte et on se dit que sur cette question aussi Cheikh Anta Diop avait vu juste avant tout le monde. Je pense qu’il n’est pas trop tard pour méditer ses propos. Et, soit dit en passant, le président Sall ferait bien de s’en souvenir au moment où il semble vouloir donner une seconde vie au NEPAD.

(...)

Source : Le pays au quotidien

 

 

 "NOTRE MEMOIRE SERA POUR CESAIRE LE PANTHEON LE PLUS SUR"
Boris DIOP.

 

Poète et écrivain engagé, Aimé Césaire a créé par la magie de sa poésie une chaine fraternelle qui relie tous les peuples. Il a influencé une bonne partie de l’élite africaine parmi elle le sénégalais Boubacar Boris Diop, écrivain majeur, dont la lucidité, l’engagement et l’envergure rappellent à bien des égards la génération des chantres de la Négritude. Boris Diop revisite les relations entre Césaire, le monde noir, et son ami Senghor. Il s’oppose à la panthéonisation qui ne serait qu’une récupération sordide de la mémoire d’Aimé Césaire.-( entretiens)-

Boris Diop, pouvez-vous nous dire l’apport d’Aimé Césaire au monde Noir ?

« Césaire n’a jamais fait mystère de son projet prométhéen. Il est clairement dit dans Le cahier d’un retour au pays natal que la seule chose qui vaille, c’est de “recommencer la fin du monde”.

 

    Cela n’a pas dû être facile et on imagine aisément les moqueries des cyniques invitant celui qui    « chantait le poing dur » à un peu plus de retenue.Sans doute lui ont-ils lancé bien des fois, comme paraît-il à tel autre poète : Ne crie donc pas si fort, tu ne feras jamais tomber les étoiles du ciel sur la terre. Eh bien, Aimé Césaire a eu raison de ne pas les écouter. L’écrivain qui a littéralement engendré son pays natal s’est hissé à la hauteur d’un homme-peuple, ce que bien peu de leaders ont réussi à être à notre époque. J’ai lu quelque part ces jours-ci que Mandela a découvert Césaire en prison. C’est une belle image : celle d’une évasion, forcément réussie, du détenu de Robben Island et de Pollsmoor grâce à la puissance du verbe césairien. Le poète a eu un impact très fort sur la diaspora nègre mais c’est naturellement avec l’Afrique qu’il a été le plus en fusion.
    C’est à ce point qu’on a tendance, dans les études littéraires, à le classer instinctivement parmi les auteurs négro-africains. Il est vrai que lui-même se revendiquait, de manière métaphorique, des “
    ancêtres Bambara”. N’oublions pas non plus qu’il prit avec vigueur la défense de Cheikh Anta Diop quand celui-ci dut faire face dans les années cinquante à une cabale réactionnaire de la Sorbonne. Rien ne symbolise mieux sa relation à l’Afrique qu’Une saison au Congo où il décrit du dedans, comme s’il en avait été lui-même directement victime, la logique d’échec de ces «Indépendances» qui furent, pour ainsi dire, bien indépendantes de la volonté de nos peuples. Et ce texte, on peut en vérité le résumer en une seule phrase, mais terrible : Patrice Lumumba doit mourir. Comme plus tard Sankara, Cabral ou Samora Machel. Pour Césaire, la tragédie congolaise est emblématique de celle de tout un continent, car l’assassin ne tarde pas à instaurer, en complicité avec de puissants intérêts étrangers, un régime de terreur et de prédation éhontée. La mise en évidence de cette collusion entre élites locales et forces extérieures est essentielle dans son analyse de la réalité politique africaine. De n’en avoir jamais eu une lecture raciale lui a permis de garder intacte la fierté de ses origines. C’est pourquoi il n’a pas eu besoin de se forcer pour lancer son fameux “Nègre je suis, Nègre je resterai” aux nains qui lui mordillaient les mollets avec de grandes phrases creuses. On peut dire aujourd’hui qu’avec Fanon et Césaire, deux messages de solidarité très forts nous sont venus de La Martinique au vingtième siècle. Ces deux penseurs ont cherché à remettre en place les passerelles chahutées par l’Histoire et nous ferions mieux de nous en inspirer plus souvent, à l’instar du cinéaste haïtien Raoul Peck et de quelques créateurs africains-americains ou d’Amérique latine.»
     

    Que retenez-vous personnellement de Césaire ?
    « En tant qu’écrivain je suis impressionné par la force exceptionnelle de sa langue poétique. Mais il faut savoir que derrière cette apparente fluidité de l’expression, il y a un travail de tous les instants sur chaque mot, une âpre bataille avec les mots pour leur faire rendre gorge. Senghor, qui a été le témoin privilégié de la gestation du Cahier d’un retour au pays natal… écrit que ce fut une “parturition dans la souffrance”. Césaire biffait sans arrêt, revenait sans cesse sur le texte, se fiant plus souvent à la fulgurance des images qu’à leur suggestion de sens immédiate. Et lorsque plus tard avec Moi, laminaire, sa voix s’apaise, ce travail d’épure ne sonne jamais faux, on ne sent à aucun moment le procédé. Le chant césairien n’a jamais rien de vain et si on n’est jamais sûr de la trajectoire du poème c’est parce que celui-ci irradie à l’infini et qu’en elle-même la musique des mots est signifiante. Il est ainsi arrivé à Césaire de forger du sens avec le grondement d’un volcan ou la rumeur des vagues. Ce n’est donc pas seulement beau, c’est aussi très profond. J’aime en particulier ce passage du Cahier d’un retour au pays natal :

    Ecoutez le monde blanc horriblement las de son effort immense

    ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures

    ses raideurs d’acier transpercer la chair mystique

    écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites

    écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

    Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

    Ces mots si pleins de maturité, si décisifs pour comprendre la relation Maitre-Esclave, le poète avait à peine vingt cinq ans quand il les a écrits ! Ce tout jeune homme comprend déjà qu’haïr le maître, c’est encore une façon de l’aimer – amour pervers sans doute mais amour quand même – et de se résigner à son pouvoir. Et ce qu’il nous dit de fondamental, c’est qu’à la fin des fins le véritable esclave n’est pas celui que l’on pense. En somme le mépris de la victime pour la force brute qui l’asservit, c’est le commencement de sa liberté. Je peux vous dire, à un niveau purement personnel, que je discute beaucoup, par e-mail ou de vive voix, avec des jeunes d’Afrique ou d’ailleurs. Ils me demandent des conseils et je leur donne toujours en viatique ces vers-là. Ils leur annonçaient il y a longtemps un monde où leur fierté retrouvée serait la sœur de l’action.

     

    Que retenez-vous du couple Césaire et Senghor ?
    « D’abord ce que l’on ne dit peut-être pas assez : une très belle amitié. Juste cela, qui a réellement du prix, cette grande affection mutuelle, au moins aussi forte que leur complicité littéraire et idéologique. S’ils avaient été des esprits mesquins, leur entente n’aurait pas survécu à la féroce rivalité qui amène souvent des écrivains d’une même génération à s’entre-déchirer. Césaire et Senghor auraient pu simplement se croiser sur les chemins de l’exil, en bord de Seine, sans jamais se rencontrer pour de vrai. Ils se sont très vite aperçus qu’ils étaient, au-delà des apparences et des accidents de l’Histoire, d’un seul et même univers, du même peuple noir au corps gravement fragmenté. Leur projet de le remembrer a donné naissance au mouvement de la Négritude. Quand on voit à quel point il est difficile aujourd’hui à des auteurs africains-americains, africains et antillais de se comprendre, ce dialogue paraît d’autant plus précieux et exemplaire. On en arrive parfois à avoir de la nostalgie pour une époque aussi heureuse et finalement bien plus intelligente que la nôtre où les seuls à ne pouvoir même pas se parler, ce sont les opprimés, ceux que le destin a largués sur les rives du néant.

    Cela dit, il est souvent arrivé que l’on oppose les deux hommes, en suggérant avec Césaire une sorte de négritude moins portée au compromis, plus à gauche en quelque sorte. La Négritude senghorienne serait, selon cette grille de lecture, lénifiante et pour tout dire réactionnaire. Cette façon de présenter les choses est évidemment confortée par le passage de Césaire au Parti communiste, période de sa vie qui a beaucoup marqué l’écriture du Discours sur le colonialisme. Mais en dépit de tout ce qui semble pouvoir la fonder je ne crois pas, pour ma part, à une véritable opposition philosophique entre Césaire et Senghor. S’il y avait eu de si sérieuses divergences, ils les auraient formulées ouvertement et en toute honnêteté, car ils étaient deux très fortes personnalités. Il me semble que leurs différences de tempérament - et peut-être aussi de formation – ont pu infléchir la voix de l’un ou de l’autre ou lui imprimer un accent particulier, le fond restant le même. Je crois surtout que le Martiniquais et le Sénégalais avaient des expériences radicalement différentes de l’oppression raciale. Il était plus facile à Senghor de se montrer serein. Il faut dire aussi que le mouvement de la Négritude a atteint son apogée pendant la Guerre froide et que cela en a beaucoup brouillé la perception. L’époque rêvait de coupures idéologiques nettes et elle a accouché, paradoxalement, d’une grande confusion sur tous les sujets.»

     

    Pensez-vous que le meilleur moyen de rendre hommage à Césaire est de l’envoyer au Panthéon ?
    « Tout d’abord, si vous le permettez, un mot sur le cas de Senghor : on se plaint souvent qu’il n’ait pas eu droit à des funérailles dignes de sa stature. C’est assez étrange parce que cela signifie que seule la France pouvait lui rendre hommage ! Et ses émouvantes obsèques nationales au Sénégal, c’était des sous-obsèques organisées par un semblant de nation, par un peuple comptant pour ainsi dire pour du beurre ? C’est ce qu’on veut vraiment nous faire croire ? Je trouve cela insupportable. Une autre bizarrerie, c’est que pour réparer cette soi-disant erreur,    l’Etat français a juste réussi à se fourvoyer une deuxième fois : il n’a rien fait pour Senghor – très sensible aux honneurs officiels – et il en a trop fait, avec un zèle ridicule, pour Césaire qui méprisait tant ce vain décorum ! Le poète martiniquais avait heureusement pris ses dispositions pour éviter le piège de la récupération politique. Ses obsèques ont eu lieu selon sa volonté. On aurait pu en rester là mais il est à peu près certain que la question reviendra un jour ou l’autre sur le tapis. Tout cela est insensé mais justement la France a des rapports irrationnels avec son passé esclavagiste et colonial. C’est le seul pays d’Europe où une loi vante, dans une sorte de délire juridique abstrait, les bienfaits de la colonisation. Le seul aussi dont le président ne supporte pas d’entendre le mot “repentance”. On n’en a que plus de mal à comprendre tout ce mélodrame à propos du Panthéon. Au-delà des arrière-pensées électorales, a-t-on voulu montrer que Césaire, c’était un “aspect positif de l’action de la France outre-mer” ? Il est difficile de prendre au sérieux ces marques de respect, car rien n’a été négligé pendant plusieurs décennies pour détruire le chef du Parti Progressiste martiniquais. Jacques Foccart – chargé des basses œuvres du général de Gaulle et qui n’a jamais laissé personne tranquille – a monté sans succès des opérations pour le discréditer et le liquider politiquement ; Giscard d’Estaing en visite à la Martinique a jugé indigne de lui d’aller à la mairie serrer la main de Césaire. Il est vrai que le président français de l’époque avait d’autres fréquentations, en particulier un certain Jean-Bedel Bokassa ; François Bayrou, lui, avait rayé des programmes scolaires le Discours sur le colonialisme : cela ne l’a pas empêché d’être en bonne place dans le chœur des pleureuses de Fort-de-France ; de même l’écrivain a été ignoré sa vie durant et ce silence sur son œuvre – terrible, parce que presque normal dans un certain contexte racial – redeviendra très vite la règle. La fausseté des sentiments exhibés lors des funérailles de Césaire n’a échappé à personne. Elle aura presque réussi à nous faire rire en dépit de la gravité des circonstances. Qu’on en juge donc un peu par le trouble jeté dans l’esprit du citoyen français lambda… Ce dernier se réveille un 17 avril et entend des cris de douleur monter de tout l’Hexagone. Il tend l’oreille pour connaître le motif de cette lamentation universelle et on lui dit : « Vous ne saviez donc pas ? L’un des plus grands poètes français de tous les temps vient de mourir ! ». Mais non, il ne savait pas ! Personne ne lui avait jamais signalé l’existence de ce poète nommé Aimé Césaire. En plus, quand il regarde la télé il voit un Noir pour qui on propose le Panthéon – rien que ça… – et dont les parents disent sobrement : “Non, merci”. Et puis Nicolas Sarkozy veut aller présider ses obsèques nationales et on lui fait savoir qu’il n’est pas vraiment le bienvenu. Il insiste et on lui signifie une claire interdiction de parole. Il y va quand même, toute honte bue. Tout cela pour un écrivain dont personne ne disait presque mot de son vivant ? Pour le coup, le citoyen lambda ne comprend rien au récit auquel on l’invite à adhérer ! Ce bricolage est dangereux, en ce sens qu’il va servir à refouler encore plus profond un examen de conscience devenu pourtant bien impératif. Le plus urgent est peut-être de se demander pourquoi, au-delà de Césaire et de sa famille, toute la Martinique rejette avec dédain les honneurs d’une République supposée une et indivisible. Après tout, le Panthéon, c’est ce que la France a de mieux à offrir à ses fils méritants. On a bien l’impression que certains d’entre eux se sentent aujourd’hui un peu moins ses fils que d’autres. Et il n’est pas étonnant que la déchirure ait été rendue plus visible par la mort de Césaire. Le poète confirme ainsi, même de l’au-delà, sa fonction de révélateur du réel caché.

    Sa dépouille mortelle ne sera sans doute pas transférée à Paris et c’est bien ainsi. L’inscription de son nom sur la crypte du Panthéon est toutefois envisagée. Ce compromis serait lui aussi un acte de pure violence. De toute façon notre mémoire sera toujours pour Césaire le Panthéon le plus sûr et le plus digne de son combat pour une humanité plus juste et fraternelle. Et le pays de la loi du 25 février 2005 sur “les aspects positifs de la colonisation” ne sera jamais, à vrai dire, très reposant pour l’âme du défunt. Un des fils de Césaire a parfaitement résumé la situation quand il a demandé au Secrétaire d'Etat chargé de l'outre-mer:Vous imaginez mon père enterré dans le Vème arrondissement ?C’est en effet une idée incongrue et tout à fait choquante.»

    Source : ContinentPremier.com Magazine

    Propos recueillis par El Hadji Gorgui Wade Ndoye, directeur de publication.

     

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