A.H.M.E.

INTERVIEW 26:

 

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Entretien avec Malek Chebel

Propos recueillis par Dominique Mataillet - "Jeune Afrique" - 18 novembre 2007




Malek Chebel : « J’ai voulu briser le silence »

 

 

    Jeune Afrique : Pourquoi ce livre, et pourquoi maintenant ?


    Malek Chebel : C’est une question qui me tenait à cœur depuis longtemps. Pour écrire mes livres, je constitue des dossiers richement documentés. La prise de conscience, tardive, hélas, du phénomène de l’esclavage dans le monde islamique m’a laissé penser que l’opinion était assez bien préparée. Compte tenu de la surface que j’ai acquise dans le domaine des études sur l’islam, je me suis dit : c’est un discours qui peut passer maintenant.


     
    Est-ce que ce discours passe effectivement ? Il semble qu’il crée beaucoup de gêne.


    S’il dérange, c’est que je touche quelque chose de fondamental et de vrai. C’est qu’il y a encore des esclaves. Tant mieux donc si mon livre gêne, car j’ai voulu briser l’opacité qui entoure cette question de l’esclavage.

    Avez-vous eu vent de réactions hostiles ?


    Il y a eu un mouvement dans les chancelleries arabes, qui a été vite éteint. Ils ont compris que, médiatiquement parlant, cela aurait été très mauvais pour eux d’enclencher une offensive.


    Les médias vous suivent-ils ?


    Je constate une gêne, une retenue de leur part, ici, en France. Les journalistes sont circonspects. Ils ne savent pas comment prendre l’information.
    Au Maghreb, mis à part un papier, en août, donc avant la sortie du livre, dans Le Quotidien
    d’Oran, c’est motus et bouche cousue. Même au Maroc, d’habitude plus ouvert, aucun écho dans les médias non plus. En clair, il y a un blocage maghrébin.


    Dans quels pays l’esclavage a-t-il gardé le plus de réalité ?


    L’esclavage est encore sensible en Mauritanie. Mais l’État fait des efforts assez importants pour se débarrasser de cet héritage scandaleux. Le phénomène des petites bonnes au Maroc est aussi à prendre en considération. Un secrétariat d’État a d’ailleurs été créé pour recenser les jeunes filles et leur donner un statut. Il y a évidemment tout un esclavage invisible dans les monarchies et les sultanats du Golfe. À quoi s’ajoute, dans les mêmes pays, un nouvel esclavage économique. Dans l’Afrique moyenne, au Mali, au Tchad et ailleurs, subsistent de multiples formes d’esclavage, liées cette fois à la pauvreté. On m’a parlé de vente d’enfants ici ou là. Il faut mentionner également les intouchables en Inde.


    Vous décrivez la société touarègue comme l’une des pires sociétés esclavagistes…


    Les rapports esclavagistes ont été à peu près maintenus. Il y a, bien sûr, eu une atténuation avec l’apparition des États-nations dans les cinq pays africains où vivent les Touaregs.
    L’existence d’une police nationale, d’une justice relativement distincte des ethnies et des oligarchies est un progrès incontestable. Mais, sous cape, les aristocrates touaregs sont toujours des aristocrates et les esclaves, les harratine, sont toujours leurs serviteurs.


    Pourquoi les mentalités évoluent-elles si lentement ?


    Parce que tout le monde, à commencer par les élites religieuses, se tait. Quand on pose la question, on dit qu’il y a bien d’autres problèmes tels que la pauvreté, les maladies. Moi, je dis : sur le plan moral, ce n’est pas acceptable en 2007 qu’il y ait encore des esclaves.


    Comment expliquer ce silence dans le monde arabo-musulman ?


    Pour beaucoup de gens, l’esclavage, ça n’existe pas. Même quand tu dis à un esclavagiste :
    « Tu as des esclaves. » Il te répond : « Mais non, ce sont mes enfants adoptifs. Je les aime comme mes fils. »


    On dit aussi que l’esclavage dans le monde arabe n’a rien à voir avec l’esclavage occidental…


    C’est vrai que la traite négrière occidentale était strictement économique, puisqu’elle consistait à transporter des Africains dans les plantations en Amérique, alors que l’esclavage oriental était plus diversifié. Les captifs étaient utilisés dans l’agriculture, mais aussi comme soldats ou pour servir dans les palais.


    Si la traite occidentale a duré moins de quatre siècles, la traite orientale s’est étalée sur quatorze siècles, puisque j’en situe les débuts avec la naissance de l’islam. Le fait que le phénomène soit dilué dans le temps et qu’il n’y ait pas eu de bateau négrier donne le sentiment que c’est différent. Le volume total de l’esclavage dans le monde arabo-islamique atteint pourtant, selon les estimations les plus sérieuses, les 20 millions, soit plus que le nombre d’Africains déportés dans les Amériques. Alors, pour moi, aujourd’hui, c’est pareil.

     

 

 

 

Malek Chebel, auteur de "l'Esclavage en terre d'Islam" paru chez Fayard en septembre 2007 explique pourquoi il a décidé de porter une cravate noire, en signe de deuil :


    "Il faut la voir comme le cri de ralliement de mon nouveau combat. Je la mettrais désormais chaque fois que je prendrais la parole dans un débat, un colloque, une émission. Je veux dénoncer une pratique indigne de l'Islam et
    des musulmans : l'esclavage. Je veux prendre le deuil de tous ceux qui sont mis en servitude. Ca prendra des années mais qu'importe. Ma cravate sera un baromètre : elle s'éclaircira au fur et à mesure que leur affranchissement progressera. L'esclavage est un phénomène mondial. Je parle de ce que je connais voilà pourquoi je me focalise sur les pays musulmans, pas seulement dans l'histoire mais de nos jours. On a tellement insisté sur les traites négrières des occidentaux en Afrique qu'on en a "oublié", comme si les anciens colonisés ne pouvaient pas en être capables, que les Arabes eux-mêmes l'ont pratiqué et le pratiquent encore. Tous les pays arabo-musulmans ont édicté des lois d'abolition mais combien les respectent ?"

    Entretien avec Pierre Assouline pour son blogue : "la République des Livres"

 

L’islam est victime de sa culture esclavagiste”  entretien avec Malek Chebel

     

« L’Esclavage en terre d’islam » (Fayard, 496 pages, 24 euros)

    Propos recueillis par Catherine Golliau - "le Point" du 13 septembre 2007

    Malek Chebel, défenseur de l’esprit des Lumières en Islam, engage un nouveau combat : éradiquer la culture esclavagiste, toujours vivante selon lui dans le monde musulman. Un cri de guerre.

    L’esclavage existe toujours en terre d’islam. Au pire, on le nie, au mieux, on le tait : telle est la thèse de "l’Eslavage en terre d’islam", le dernier livre de l’anthropologue Malek Chebel, publié cette semaine chez Fayard. Cet ancien psychanalyste s’est fait une habitude d’attaquer la société musulmane là où elle a mal, dans son rapport à la raison et à la liberté de conscience, au plaisir et au sexe. Son dernier opus est encore plus dérangeant : plus qu’une étude scientifique, c’est un brûlot. L’Islam qu’il décrit est celui des négriers et des trafiquants, des enfants exploités et des femmes violées. Le fond comme la forme de ce pamphlet peuvent déranger. L’auteur a choisi de se mettre en scène et de livrer sans contrainte ses impressions, au risque d’altérer la rigueur de son propos. Qu’importe ! ll ose ce que d’autres amoureux de l’Islam n’ont jamais oser faire : clamer haut et fort son indignation face à la culture de l’esclavage en Islam.

    Le Point : L’esclavage dans les pays musulmans est un fait connu : nous avons tous en tête des visions de harem où les eunuques et les concubines sont au service du sultan. De nombreux auteurs comme Bernard Lewis, Robert C. Davis et Olivier Pétré-Grenouilleau, pour n’en citer que quelques-uns, ont travaillé sur ce thème. Qu’apportez-vous de neuf sur le sujet ?

    Malek Chebel : Le fait que ces auteurs, tout à fait estimables, ne soient pas musulmans pèse sur la lecture que l’on fait de leurs travaux en terre d’islam. Je les cite d’ailleurs abondamment. Mais en Islam, le sujet est tabou. L’esclavage y est tellement intériorisé que les esclavagistes eux-mêmes refusent d’admettre qu’ils le sont. Même des islamologues occidentaux comme Vincent Monteil, Jacques Berque ou Louis Massignon, qui comptent parmi ceux qui ont le mieux connu l’Islam et qui disposaient des informations pour faire taire ce scandale ont préféré se concentrer sur la hauteur mystique des grands théosophes plutôt que de faire la lumière sur les réalités scandaleuses des marchands de chair humaine. Moi, je suis musulman. Ma parole a un poids différent. Mon étude est une enquête de terrain. J’ai visité tous les pays dont je présente la culture esclavagiste. Je suis allé sur place, à Zanzibar, en Mauritanie, au Maroc, en Egypte… J’ai rencontré les victimes de l’esclavage.

    Mais en touchant aussi violemment à l’islam et à ses pratiques, vous ne craignez pas d’être frappé d’une fatwa ?

    Je pourrais craindre une fatwa si j’insultais l’islam. Mais justement, je le défends. L’esclavage est en contradiction avec les fondements de la religion musulmane. Nous pouvons dire que
    l’islam est victime de la culture esclavagiste. Il est temps de dénoncer l’hypocrisie de tous ceux qui se revendiquent de l’islam le plus pur et qui dans le même temps violent son esprit en réduisant les autres en servitude. Mon livre est un manifeste et un cri de guerre contre ces pratiques.

    Le Coran est pourtant très ambigu sur l’esclavage.

    Le Coran, qui est le texte sacré de l’islam, évoque la question de l’esclavage dans vingt-cinq versets distincts répartis sur quinze sourates. Si certains versets peuvent paraître ambigus, la tonalité d’ensemble penche en faveur de l’esclave. « Délivrez vos frères des chaînes de
    l’esclavage », dit le Prophète. Celui qui se convertit à l’islam ne peut être retenu en esclavage. Une loi édictée sous le calife Omar (mort en 644) stipule par ailleurs que le musulman ne peut asservir son coreligionnaire, ni être asservi par lui. Imaginez, au VIIe siècle, dans une Arabie où l’esclavage se pratique couramment, ce que cette affirmation peut avoir de révolutionnaire. Tout musulman sincère qui possède un esclave est encouragé à l’affranchir. Celui qui commet un acte que la morale réprouve peut ainsi se racheter en libérant un esclave.

    Tous les hommes ne sont pas pourtant égaux dans l’islam ?

    C’est vrai, et le Livre précise que Dieu « a élevé les uns au-dessus des autres, en degrés, afin que les premiers prennent les autres à leur service, tels des serviteurs ». C’est sur un verset comme celui-ci que se fondent aussi les musulmans wahhabites d’Arabie saoudite et ceux du Golfe pour réduire leurs domestiques en servitude, en leur enlevant leur passeport et en les traitant comme des esclaves.

    Celui qui est converti ne peut être réduit en esclavage, c’est un principe fondamental de
    l’islam. Pourtant, dès le VIIe siècle, la traite s’organise vers l’Asie, les Balkans et surtout
    l’Afrique…

    L’empire avait besoin de bras, et comme justement l’esclave ne pouvait être musulman, on est parti le chercher ailleurs, en Asie, en Turquie, en Afrique. En échange du paiement d’une taxe, le monothéiste, juif ou chrétien, était protégé par l’islam, d’où son nom de dhimmi . Mais il y a le texte et la réalité, et il est vrai que nombre de Slaves de confession orthodoxe ont été réduits en esclavage, notamment sous le califat turc, pour remplir les harems et peupler
    l’armée.

    De Zanzibar à Socotra, vous énumérez tous les comptoirs de traite qu’a connus l’Afrique. Des villes comme Le Caire ont fondé une partie de leur richesse sur le trafic d’esclaves. Si la traite atlantique organisée par les Européens du XVIIe au XIXe siècle est inexcusable, les musulmans n’ont pas vraiment de leçon à donner : ils ont organisé la traite des Noirs pendant près de dix siècles en toute bonne conscience.

    C’est vrai, et j’ai même découvert un ensemble de documents qui correspondent au Code noir en vigueur dans les Antilles françaises à l’époque de la traite : des préceptes et des règles qui expliquent comment acheter, vendre et traiter l’esclave. Mais si les conditions de vie pendant le transport sont tout aussi odieuses, le statut de l’esclave en Islam était très différent de celui qui lui a été imposé par les Européens dans les plantations d’Amérique.

    Les témoignages montrent quand même qu’un eunuque ou un serviteur ne valait pas grand-chose…

    Il est difficile de résumer dix siècles d’esclavage. Je vous donnerai seulement trois exemples. Le premier est celui des femmes enlevées pour peupler les harems. Si elles avaient un enfant du maître, elles étaient affranchies et leur enfant était reconnu. On connaît plusieurs cas de sultans ou de califes qui étaient fils d’esclave. Deuxième exemple : les esclaves qui grimpent dans l’administration ou dans l’armée. Les mamelouks ont ainsi dirigé l’Egypte du XIIIe au XVIe siècle : ils étaient à l’origine des esclaves utilisés comme soldats, qui un jour ont pris le pouvoir. Troisième exemple : les « sultans-esclaves » de l’Inde moghole, au XIIIe siècle. D’une manière générale, l’esclave peut se convertir, il ne peut prétendre qu’à une demi-part d’un héritage, mais rien ne l’empêche de devenir suffisamment riche pour racheter sa liberté, et ensuite de détenir lui-même des esclaves !

    Vous assurez que l’esclavage existe dans de nombreux pays, particulièrement en Mauritanie, en Arabie saoudite, dans les pays du Golfe, mais aussi au Maroc et en Inde, où vous citez les intouchables. De quel esclavage parlez-vous ? Peut-on mettre au même niveau la petite fille placée ad vitam aeternam comme bonne dans une famille marocaine, l’enfant indien asservi sur un chantier parce que ses parents sont endettés et le descendant d’esclave devenu métayer sur le domaine d’un grand propriétaire mauritanien ?

    Il y a plusieurs niveaux d’esclavage, certes. Et je ne parle pas des femmes qui, en Iran ou ailleurs, sont utilisées comme des objets, par le biais notamment des mariages de convenance : on se marie le matin, on consomme et on divorce le soir, le bénéficiaire de ce tour de passe-passe étant bien sûr l’homme. Le lien entre toutes les situations, c’est la servitude, physique, économique et psychologique. Nombre des exemples que je donne relèvent de l’esclavage de traîne : l’homme reste asservi parce qu’il n’a pas les moyens de quitter ses liens, même s’il est en théorie affranchi. Ce n’est pas un hasard si la Mauritanie en est à sa troisième loi d’affranchissement, la dernière ayant été promulguée en août 2007. Il faut une grande volonté pour lutter contre la servitude. Depuis trop longtemps, les musulmans sont imprégnés d’une culture de l’asservissement. Ils doivent s’en affranchir.

Source : Le Point, journal français

 

 
 

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