A.H.M.E.

INTERVIEW 25:

 

                  img4.gif                              Interview de Georgina Vaz Cabral à Sylvie O'Dy
                                                                            février 2007

 

    

 

L'esclavage aujourd'hui : quelle différence avec la traite négrière ? quelles réalités ? quelles filières ? quelles luttes ?

 

Georgina Vaz Cabral a été collaboratrice du CCEM dès 1998. Juriste, elle a travaillé au niveau européen, notamment sur la comparaison de l’esclavage domestique dans quatre pays européens et l’étude comparative de la traite dans six pays. Aujourd’hui elle est consultante auprès d’organisations internationales (OSCE, Commission européenne, etc.) sur les questions liées aux droits de l’homme, à la traite des êtres humains et à l’esclavage contemporain.

 Comment définit-on la traite des êtres humains ?

Georgina Vaz Cabral : Fondamentalement, il s’agit de recruter, déplacer, assujettir et exploiter une personne. Mais elle se manifeste de manière différente suivant l’origine de la victime, sa destination et la forme d’exploitation qu’elle va subir. En fait, elle évolue en permanence en s’adaptant aux différents pays, aux contextes politiques, aux systèmes juridiques, avec des routes, des acteurs et des moyens variables.
C’est un phénomène complexe qui n’a été défini au niveau international qu’en 2000. 80 Etats, sur les 148 représentés à l’ONU, ont alors signé le Protocole de Palerme sur la traite des personnes (lire encadré
ci contre). Parmi eux, les 15 membres de l’Union Européenne et les 10 venus les rejoindre en 2004.

 La traite des êtres humains, aujourd’hui, est-elle différente de la traite négrière ?

 GVC : Il n’y a pas de grandes différences. Autrefois on capturait, aujourd’hui on « recrute » dans un même but : utiliser le corps et la force de travail d’une personne. La traite existait avant la traite négrière, c’était un outil de l’esclavage. Ce n’est pas par hasard si je commence mon livre en citant Aristote qui se demandait si l’esclavage était un phénomène socio-historique éphémère ou s’il faisait partie de l’ordre naturel. Aujourd’hui nous sommes confrontés à des situations que les Etats contemporains pensaient avoir fait disparaître. On peut parler dans certains cas de continuité, dans d’autres de résurgence, mais pas de nouveauté. D’où la reprise du terme « traite » par les organisations internationales.

Néanmoins apparaît une nouvelle dimension liée au phénomène des migrations internationales. Les gens quittent leur pays à la recherche d’un avenir meilleur. Il s’agit souvent d’une démarche volontaire en raison du contexte économique de leur pays. Ils partent de leur plein gré, mais ils n’ont pas choisi d’être ainsi exploités. Aujourd’hui, la traite, le travail forcé et les autres modes d’esclavage existent sous une forme ou une autre dans presque tous les pays et dans tous les types d’économie.

 Comment peut on connaître les chiffres de cette traite des êtres humains ?

 GVC : C’est très difficile, en raison de la clandestinité, du silence des victimes, de la complexité et du caractère criminel de la traite. Il manque aussi une volonté politique des Etats qui ne placent pas la lutte contre la traite parmi de leurs priorités. Il existe plusieurs estimations. L’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) estime que la traite fait entrer entre 175 000 et  200 000 femmes en Europe chaque année. En 2000, le Fonds des Nations Unies pour les activités en matière de population (FNUAP) chiffrait à 4 millions le nombre de femmes et de fillettes vendues chaque année à leurs époux ou à des marchands
d’esclaves. Quant à l’Organisation Internationale du Travail (OIT), en 2005, elle a établi à 12,3 millions le nombre d’individus soumis au travail forcé dans le monde, dont
  2,4 millions du fait de la traite. Mais tous
s’accordent à dire que la traite, le travail forcé et l’esclavage contemporain sont en constante augmentation.

 A quelles formes de pratiques esclavagistes correspond la traite des être humains au 21e siècle ?

 GVC : L’exploitation sexuelle des femmes et des fillettes est la forme la plus visible. Elle englobe la prostitution et la pornographie. En Europe, la traite des êtres humains lui a donné un nouveau visage, avec
l’arrivée massive de très jeunes femmes, en provenance notamment d’Europe centrale et orientale et
d’Afrique.

Mais l’exploitation par le travail représente un secteur très important, car il en existe des formes très variées. En France, grâce au CCEM, on connaît les méfaits de l’esclavage domestique. Mais il y a aussi des esclaves dans le monde agricole : la presse a rapporté des cas dramatiques en Espagne, et plus récemment en Italie du Sud, près de Bari. Le Portugal subit depuis les années 90 une traite très importante de main d’œuvre masculine dans la construction, l’industrie textile, le bois, la métallurgie et la coupe du marbre. Cette main d’œuvre clandestine est venue d’Europe de l’Est, du Brésil, de l’Afrique sub-saharienne

L’imagination humaine est infinie pour profiter de la vulnérabilité des personnes. Elle va même jusqu’à
l’organisation des trafics d’organes, soit en les achetant à des personnes en détresse, soit en les prélevant à leur insu. Que dire du vol et de la mendicité forcés ? En Grèce, par exemple, des milliers d’enfants ont travaillé dans les rues des grandes villes du pays, dans les années 1990. Ce phénomène a perdu de son ampleur du fait de la baisse des dons de la population, avertie par les médias du vécu des enfants mendiants. N’oublions pas encore le trafic des sportifs ni celui de bébés pour alimenter l’adoption illégale.
C’est précisément à propos d’un trafic de nouveaux nés que s’est appliquée l’incrimination de traite des êtres humains introduite dans le code pénal français en 2003. Et pour le moment, c’est la seule fois.

Dans tous ces cas, les causes de la vulnérabilité, le processus de la traite, les mécanismes de soumission sont semblables. Les victimes subissent des violences et des humiliations qui ont un impact direct sur leur intégrité physique et morale.

 Vous insistez sur les conséquences de ce phénomène sur la santé des personnes qui en sont victimes. Pourquoi ?

 GVC : C’est un aspect peu étudié, malgré l’impact profond et brutal de la traite. Les violences physiques et psychologiques entament sérieusement la santé de victimes qui ne bénéficient pas de soins médicaux. Elles en gardent des séquelles à vie. Il arrive que ces femmes soient même sous alimentées, contraintes à travailler jusqu’à l’épuisement, battues, violées. Certaines peuvent être obligées de subir des avortements dans des conditions difficiles. A côté de ces violences physiques, leur santé mentale est aussi gravement mise en danger. Sans oublier, pour les femmes contraintes à la prostitution, les ravages des MST et surtout du sida… Certains proxénètes, considèrent qu’il est moins coûteux d’acheter une nouvelle femme que de payer un traitement médical. En termes de santé publique, les répercussions de ces problèmes ne doivent pas non plus être négligées. A côté de ces violences physiques, leur santé mentale est aussi gravement mise en danger. Par ailleurs, il est important de préciser que les pratiques esclavagistes existent sans qu’il y ait nécessairement des atteintes physiques et sexuelles.

 Comment s’organise la lutte contre la traite des êtres humains ?

GVC : Elle émerge de la société civile. Dès le 19ème siècle, des initiatives privées réclamaient une lutte internationale contre la traite des femmes. Aujourd’hui, les ONG sont les premières à se battre contre la traite, elles font pression sur les organisations internationales et les Etats. Mais en Europe, les législations mises en place ne sont pas homogènes. L’Italie, par exemple, est un pays pionnier qui s’est doté d’une législation spécifique sur la traite, comprenant des mesures d’assistance et d’intégration sociale des victimes. Ce n’est pas le cas en France. La Loi sur la sécurité intérieure de 2003 ne prévoit qu’une seule mesure d’aide aux victimes, de surcroît accompagnée d’une condition  : il s’agit de l’octroi d’une autorisation provisoire de séjour, à condition de déposer plainte contre la personne qu’elles accusent de traite ou de proxénétisme, ou de témoigner dans une procédure pénale. De plus, on attend toujours un décret du Conseil d’Etat précisant les modalités d’application des mesures d’assistance devant, selon la loi, accompagner cette régularisation provisoire de la victime. Il existe depuis octobre 2005 une circulaire du ministère de
l’Intérieur invitant les préfectures à prendre en compte des situations humanitaires présentées ou non par les associations. Depuis, la nouvelle loi sur l’immigration du 24 juillet 2006 a remplacé la délivrance d’une autorisation provisoire de séjour par une carte de séjour temporaire, sous les mêmes conditions, tout en ouvrant droit également à l’exercice d’une activité professionnelle. Il reste que l’octroi continu à être discrétionnaire d’une préfecture à une autre.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

GVC : La pauvreté, les inégalités, les migrations, la violence, la criminalité organisée, ainsi que la mondialisation, gouvernent la vie de millions de personnes. Le plus important, à mes yeux, est d’organiser la prévention, qui doit être multidisciplinaire. Dans les pays d’origine des victimes, il s’agit d’informer les personnes vulnérables des risques encourus. Dans les pays d’exploitation, il est nécessaire d’identifier, de protéger et d’assister les victimes. Il est aussi essentiel de donner un vrai statut juridique et administratif aux victimes de la traite ainsi que la possibilité de se reconstruire. Notamment grâce à l’assistance des associations avec lesquelles les Etats devraient formaliser leurs relations en leur apportant soutien politique et stabilité financière.

Propos recueillis par Sylvie O’Dy

 

La traite selon l’ONU *

 

Selon l’Article 3 du « Protocole de Palerme », la traite est : « le recrutement, le transport, le transfert,
l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend au minimum l’exploitation de la prostitution
d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage… »

(« Protocole sur la traite des personnes », signé par 80 Etats membres de l’ONU, à Palerme, en décembre 2000 – cité dans le livre de G.V.C., p. 14).

L’esclavage domestique *

 Cette pratique esclavagiste est largement répandue dans le monde, notamment au Moyen-Orient et dans le Golfe Persique. Le Liban, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite sont les principales destinations des migrantes en provenance du Sud-Est asiatique, du sous-continent indien et d’Afrique de l’Est. Il y aurait ainsi au Liban entre 20  000 et 25  000 employées domestiques éthiopiennes, dont un grand nombre aurait été trafiqué  et serait victime d’esclavage domestique. L’Organisation américaine Humans Rights Watch (HRW) a publié un rapport dénonçant l’accueil réservé aux travailleurs migrants, et aux femmes en particulier, en Arabie Saoudite. Y sont décrites leurs conditions de travail, l’exploitation, les violences et la défaillance de la justice. En Europe, le phénomène est peu à peu dénoncé par un nombre croissant d’ONG, telles que LEFÖ (Lateinamerikanische Emigrierte Frauen Österreich – Femmes d’Amérique latine émigrées en Autriche) à Vienne, Ban-Ying à Berlin, FIZ (Fraueninformationszentrum in Zurich) à Zurich, Antislavery et Kalayaan à Londres, Proyect Esperanza à Madrid, Pagasa à Bruxelles, APAV (Associação Portugusa de Apoio à Vitima – Association portuguaise d’aide aux victimes) à Lisbonne. La presse américaine relate régulièrement des procès et des histoires de jeunes femmes exploitées aux domiciles de particuliers. A Washington DC, il existe comme en France une association spécialisée dans l’assistance aux victimes
d’exploitation domestique : Break the Chain Campaign.

 Les enfants domestiques *

 

Dans le monde entier, le travail domestique des enfants ne cesse de s’amplifier. Ils sont employés comme nounous, servantes, cuisinières, femmes de ménage ou à des travaux de jardinage et sont, d’une manière générale, des aides domestiques. En fait, il ressort de la littérature et des études existantes que l’emploi
d’enfants en tant que domestiques est l’une des formes de travail les plus répandues et les plus ancrées dans la tradition. Les filles de moins de seize ans qui travaillent sont nettement plus nombreuses dans le service domestique que dans tout autre type d’activité.

 *  Textes extraits du livre de Georgina Vaz Cabral : «la Traite des êtres humains – réalités de l'esclavage contemporain», éd. La Découverte, nov. 2006, 260 pp., 19 euros en librairie.

 Source : Comité contre l'esclavage moderne - CCEM - 31 rue des Lilas - 75019 Paris
 
février 2007

 

 

 
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