A.H.M.E.

INTERVIEW 18:

 

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 Interview de Fethi Benslama à la revue "Cités"

 

La ruse du voile : inclure l’exclusion



Fethi Benslama
Propos recueillis par Cynthia Fleury et Sylvie Taussig
 

Fethi Benslama . – La psychanalyse a, depuis Freud, accordé une attention particulière à la religion. D’une part, en tant qu’elle est l’un des constituants de la civilisation sur le versant des idéaux, elle favorise le lien social et participe au programme de la culture dans sa limitation des pulsions ;  et d’autrepart, en considérant qu’elle relève du champ de l’illusion – mais l’illusion ici n’est pas l’erreur – elle n’est pas fausse comme le délire, bien qu’elle s’en rapproche ; elle n’est pas non plus nécessairement en contradiction avec la réalité. L’illusion est une force liée à un désir qui trouve son origine dans la détresse infantile, qui invente une puissance tutélaire d’immunistion du sujet.. c’est le sens même du « Salut » qui comporte étymologiquement la notion de santé. Si Freud s’est intéressé au judaïsme et au christianisme, il n’a pas pris en compte l’islam dans sa théorie du monothéisme. Il l’évoque rapidement au titre des difficultés théoriques dans L’homme Moïse et la religion monothéiste.  Le but de nos travaux  a été donc d’inclure l’islam dans le champ des études  psychanalytiques.  Cel a signifie la mise en œuvre d’une déconstruction de son édifice symbolique qui vise à mettre au jour les refoulements qui la constituent.  Cette tâche est urgente dans le contexte actuel, à plus  d’un titre : d’abord pour la psychanalyse et les psychanalystes qui ne peuvent continuer à ignorer l’islam au regard de la problématique de l’inconscient, ensuite pour les musulmans eux-mêmes qui ne peuvent continuer à faire l’économie des apports de la psychanalyse dans la connaissance des soubassements psychiques de leur héritage et l’élucidation de la crise qui les affecte.

Cités. – La  République doit –elle jouer un rôle pour donner aux Français de confession musulmane cet accés qui leur manque à leur propre culture ?

F B. – Il me semble qu’il y a ici une double tâche politique qui doit être menée de front : indiquer les limites de la religion  au regard de l’espace public et des lois , mais aussi favoriser la formation d’une culture et d’une pensée de l’islam en accord avec la civilisation moderne. Car l’islam est resté à l’écart des réformes et des interprétations qui permettent aux masses de ses fidèles de vivre en concordance avec le monde contemporain. La majorité des musulmans qui vivent en Europe sont d’origine rurale et appartiennent aux couches sociales défavorisées, ils ne disposent pas des moyens de faire face au choc avec la modernité ou la sur modernité ; ils n’ont pas l’habitude de vivre dans un contexte où ils sont minoritaires et dans des systèmes démocratiques.  Enfin, la situation d’exclusion, les ségrégations , le racisme ne facilitent pas la transformation de l’héritage : l’exclu a tendance à l’ériger en identité immuable , constituée en bouclier.  L’etat dispose de multiples leviers pour mettre en œuvre cette double tâche, mais ils sont peu utilisés. Nous contatons qu’il se laisse prendre au jeu le plus pervers de la politique et que , par l’intermédiaire de son ministre de l’Intérieur, il a choisi ses interlocuteurs parmi les imams obscurantistes et dialogue avec un prédicateur, qui, en signe de tolérance, propose « un moratoire sur la lapidation des femmes ».  Voilà comment on se fait le faire valoir de l’abjection.

Cités. --  Que pensez-vous de «  l’affaire du foulard » ?

B.S. --  Le voile n’est pas simplement un signe, ou alors tout peut-être un signe. L’abord de cette affaire sous l’angle de la sémiotique religieuse est erronée, car le voile est un instrument qui prend place dans tout un système de ségrégation et d’exclusion de la femme : il vise à interdire le corps de la femme, qui est pensé comme pervers et menaçant à l’égard de l’ordre social, entendu que cet ordre est masculin. Tout le reste est du blabla. Les islamistes utilisent le voile comme une ruse : comme ils ne peuvent plus  enfermer complètement la femme, ils proposent d’inclure cette exclusion dans l’espace public.  Les islamistes mettent cette exclusion sous nos yeux . En acceptant le voile, nous admettons que la femme reste sous la tutelle théologique.

Cités. --   Le corps de la femme aurait été, tant que vivait Khadidja (épouse du prophète), pensé autrement qu’en termes d’interdit ; le statut de la femme était-il égalitaire ?

B . S. – Historiquement les lois qui imposent le voile et de façon générale la réclusion de la femme sont datables : cela ne vient pas au début de l’islam mais à la mort de Khadidja, la première épouse du prophète qui a joué un rôle important dans les premiers temps de la prédication.  C’est aussi le moment du passage de la fondation d’une religion islamique à un Etat islamique. C’est pourquoi la dégradation de la situation de la femme n’est pas due à la matrice spirituelle de l’islam, mais à l’organisation politique de sa cité.

Cités. --  Le fond culturel propre à l’islam  induit-il des pathologies spécifiques ?

B. S . – Il n’y a pas de pathologies spécifiques, propre à telle ou telle religion. Elles procèdent toutes de la névrose obsessionnelle. Cependant, il existe aujourd’hui des manifestations symptomatiques chez certains sujets musulmans, liées à la conjoncture historique actuelle de crise et de mutation de la culture.  Comme dans toute situation de changement de fond, les idéaux  et les identifications des personnes sont affectés, ce qui peut se traduire par l’accroissement du sentiment de culpabilité, et de la revendication identitaire comme solution de colmatage.

Cités. --  La culture de ces populations introduit-elle des modifications théoriques dans la psychanalyse ?

B.S. --  La théorie psychanalytique est toujours en transformation, elle se dit en plusieurs langues et suit les mouvements de l’histoire.  C’est une théorie vivante, on pourrait même dire qu’elle est une théorie du mouvant.  Si je ne constate pas de modifications qui affectent le paradigme, je vois apparaître de nouvelles questions, par exemple celle d’un dieu qui n’est pas un père dans le dogme de l’islam.  Cela oblige à essayer de comprendre pourquoi une construction symbolique vient contrarier une tendance psychique.  Les édifices culturels peuvent aussi avoir un caractère antipsychologique, comme par exemple le commandement d’aimer son prochain comme soi-même.

Cités. --  Qu’en est-il de la psychanalyse dans les pays d’origine ?

B. S. --  Il y a environ une cinquantaine de personnes formées à la psychanalyse au Maghreb, autant au Moyen-Orient, une vingtaine en Turquie.  Des sociétés commencent à s’organiser.  Il y a cependant un fond d’hostilité idéologique, celle-là même qu’a rencontré la psychanalyse à ses débuts en Europe. Mais la psychanalyse est-elle possible dans des systèmes de gouvernements tyranniques et policiers, ou bien encore lorsque l’Etat du droit est rudimentaire ?  La psychanalyse est une invention qui va avec l’accès aux droits fondamentaux et aux libertés.

Cités. --  A l’inverse comment interprétez-vous les durcissements identitaires et sectaires, tels les talibans ?

B.S. --  Les talibans, c’est du suicide.  Les idéologies suicidaires existent. L’hitlérisme en était une.  Ce sont des délires identitaires, des ravages qui trouvent leur ressort dans le narcissisme des masses.

Cités. --  Le forçage identitaire se constitue autour d’un mythe, celui du monde arabo-musulman.  Comment l’analysez-vous ?

B.S. --  L’atteinte narcissique dans ce monde est cruelle.  Elle est d’abord infligée par le processus de la modernité qui rend caduques maintes constructions de la tradition.  Elle produit une césure dans les illusions  qui  peut ouvrir une traversée du désert et un accroissement de l’ignorance, comme Nietzche l’a vu ;  elle est aussi le fait de dirigeants ignobles ; enfin la responsabilité des puissances occidentales est un troisième facteur. La réponse est à la hauteur de l’atteinte, à savoir le mythe identitaire de « l’islamisme » qui, comme je l’ai montré, est un mélange de théologie, de scientisme et de populisme.  C’est un mythe totalitaire moderne.

Cités. --  La religion et la psychanalyse sont-elles compatibles ?

B. S. ---   La psychanalyse  est compatible avec une foi interrogeable et avec une conception de la loi comme loi interne au sujet.

Cités. --  Comment expliquez-vous cet échec de l’intégration ?

B. S.  --  Je ne parlerai pas d’un échec, mais de failles qui sont en passe de tourner à la catastrophe.  L’immigration familiale a eu lieu au plus mauvais moment, celui de la fin des années glorieuses et de l’installation d’une crise économique chronique.  Plutôt que d’intégrer, la société française a désintégré en masse.  Les pouvoirs publics ont tardé et tardent encore à faire ce qu’il faut.  C’est effarant, compte tenu des enjeux de cohésion et de paix sociale.  C’est une des raisons pour laquelle nous traînons cette question de l’intégration, qui devient morale et provoque du ressentiment de part et d’autre.  En même temps cela se conjugue avec une crise profonde des institutions en général, due à la transformation des hommes et du monde.  Nous sommes maintenant tout proches du seuil de rupture, au-delà duquel va se créer l’irréversible.  

 

Fethi Benslama est psychanaliste, maître de conférences à l’Université Paris 7.  Dernier ouvrage paru : La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Aubier, 2002.

 

Interview  in revue Cités hors série, L’islam en France  sous la direction de Charles Zarka, PUF.          

 

 

  

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