A.H.M.E.

ARTICLE 66 :

 

Lettre à mon frère hartani

 

 

Lettre à mon frère hartani
Par Souleymane BA

    Dans cette lettre, la première d’une série adressée à nos différents concitoyens, ne
    t’attend  pas à des jérémiades sur ton triste sort. Crois-moi aussi, je n’adopterai pas la langue des cancaniers qui estiment que parler de nos nationalités, c’est raviver le passé avec son cortège de malheurs.


    Crois- moi, je ne suis mû aussi par aucune volonté de t’agrainer dans une chapelle. Celles qui existent ont déçu toutes mes espérances. D’ailleurs, mon rêve est d’en fonder une à laquelle j’assigne pour tâche première de regrouper les diversités inexploitées afin d’établir un dialogue salutaire, seule issue au « retour en zone » que nous faisons depuis quarante années.

    Tu comprendras le mépris souverain que j’affiche en tout temps et en tout lieu pour ces objecteurs de conscience prompts  à disserter de « pédagogie politique » mal maîtrisée et à déverser des objurgations toujours étiques, pour ces censeurs moraux qui ne créent jamais mais qui opinent du bonnet à la moindre des déclarations, pour cette masse de condescendants crétinisés par leur incapacité à accepter l’autre et leur myopie face à la variété des couleurs qui fondent la beauté du tapis Mauritanie.

    En t’écrivant, je mesure la puissance de la canonnade que je déclencherai mais tu vaux ce sacrifice. D’ailleurs, j’impute la responsabilité de notre stagnation, qu’aucune gloriole ou jactance ne pourra dissimuler, au déficit de courage faisant des uns et des autres des couards, des irresponsables se rangeant derrière l’ethnie, la tribu ou le clan dès la moindre montée de lave particulariste. Ceux qui m’approuveront, comme
    d’ailleurs ceux qui me cloueront au pilori, portent leurs solides œillères les conduisant directement vers le précipice fatidique duquel ils ne pourront point remonter. A toi, je veux éviter ce suicide qui sera nécessairement collectif car une partie frelatée ne laisse pas indemnes les autres qui la côtoient.

    Je veux que tu saches que je t’écris sans m’adresser particulièrement à toi. Dans un espace où tout se tient, où tout doit tendre vers une osmose véritable, on ne peut pas user d’ostracisme, encore moins de discours particulariste. A mes yeux, tu deviens un prétexte, un beau prétexte pour jeter un pont avec les autres, ces autres qui te côtoient au quotidien et avec lesquels tu as en partage un passé surchargé de cruelles expériences.

    Hartani, mon frère ! Sans abuser d’un « diachronisme » très en vogue, je ferai quelques incursions dans ton passé. Ce retour m’est nécessaire pour éclaircir la lanterne de quelques « monstres » de notre microcosme politique oublieux d’un passé riche
    d’engagements reniés, d’espoirs déçus, de promesses trahies, de principes sacrifiés à
    l’autel de l’égoïsme et d’un niais confort individuel.

    Tu es né d’une douleur, de cette douleur qui t’arracha de l’amour des tiens pour te transplanter dans une contrée étrangère. Ton corps porte encore les stigmates de cette violence initiale qui t’arracha des lisières du walo, du Fouta et du Guidimakha, jadis cibles des razzias, des rezzous, des traîtrises de toutes natures. Tu es né également des expéditions punitives lancées contre les agresseurs prompts à se fondre dans la nature pour réapparaître plus loin et commettre d’autres actes délictueux.

    De cette rencontre heurtée, est né un type d’homme amarré à une nouvelle culture devenue la sienne et nostalgique d’une origine diluée dans la nuit des temps. Ce véritable métis, assemblage de toutes les diversités, c’est toi. Nous n’en voulons pas
    d’autres qui ajouteraient un supplément de confusion dans une cacophonie déjà térébrante…

    Je n’évoque point cette origine pour te rapprocher d’un milieu quelconque ou pour fouetter une fibre morte en toi depuis belle lurette. Je ne l’évoque pas pour te monter contre ceux qui t’ont dépossédé de père et de mère pour devenir les maîtres de
    l’enfant que tu fus. Ma lettre trahirait un sacerdoce si elle faisait revivre en toi les rancoeurs emmagasinées depuis des temps immémoriaux. Pour toutes les haines nées d’une histoire heurtée, pour toutes les rancoeurs que l’on croit ineffaçables, pour toutes les rancunes rentrées écartant les uns des autres, ma lettre se veut comme une gomme qui ambitionne de faire disparaître les barrières nées de ta douleur incommensurable.

    Mon cher frère, s’il faut trouver un homme qui a connu la suprême humiliation, nous ne devons pas chercher très loin : notre pays possède en toi ce prototype. L’esclavage que nous connûmes lors de la traite négrière a continué de se prolonger en toi nonobstant la modernisation des états et la sortie de l’empire de la barbarie. Tu as souffert de voir des hommes, tes semblables, revendiquer une supériorité infondée sur toi ;

    Tu as souffert de vivre dépendant d’une famille, d’hommes et de tribus qui n’avaient pourtant pas le monopole de l’intelligence pour organiser ta propre vie ; tu as souffert de valoir un peu plus que le chien de ton maître car tu étais conscient de ton malheur ; tu as souffert dans ton corps exploité aux champs et dans toutes les besognes serviles dans le seul but de produire pour ton maître ; tu as souffert de côtoyer des familles constituées alors que ce droit t’était refusé ; tu as souffert de déborder d’une tendresse que tu ne pouvais offrir à personne car ceux qui tenaient les brides de ton destin, s’ils pensaient à ce que tu te multiplies par l’acte procréateur, n’en redoutaient pas moins la constitution de cellules familiales, portes ouvertes vers la prise de conscience et vers la liberté, son corollaire.
     
    Tu as souffert d’essuyer les torves d’hommes que tu pouvais broyer par ta carrure physique mais qui se le permettaient puisque surprotégés par une société féodale ; tu as souffert de payer rubis sur ongle le prix de ta liberté à des fesse-mathieu prompts à faire monter les enchères.

    Une fois libre, tu pleurais le sort des tiens restés dans les chaînes, tu pleurais le sort de ta fratrie écartelée entre le Sud et le Nord, tu pleurais une indépendance muette et indifférente au drame des damnés de l’époque contemporaine, tu pleurais une femme vendue là-bas au marché d’Atar ou cet autre don quichotte brutalisé par les forces de
    l’ordre pour avoir soutenu le regard de son «
     maître » au caractère lunatique.

    Libre, tu intégras l’école comme nombre de mauritaniens. D’elle, tu espérais réussir ta quête du graal et gagner un statut conforme à ta nouvelle liberté. Petit à petit, une élite émergea de tes flancs et promit de libérer les autres des serres de l’esclavage.

    Mon frère haratine, quel bilan peut-on tirer de cette lutte ? Ton élite peut aujourd’hui
    s’honorer de prébendes, de sinécures mais ta cause a été oubliée. Le perchoir n’est-il pas de moindre valeur qu’un ministère chargé de l’insertion des anciens esclaves que tu aurais certainement gagné lors des négociations entre les deux tours du dernier scrutin présidentiel ? Vois-tu l’étendue de la traîtrise ? Comprends-tu enfin que tu as été utilisé pour la promotion d’individus avides de promotion sociale et peu soucieux du sort de ta fratrie ? Ne sens-tu pas l’énormité du fossé qui te sépare de ces matamores en rupture de ban qui reviendront te solliciter et t’expliquer les raisons de leurs décisions d’intégrer un système décidé de s’éterniser ?

    Mon frère, décréter la fin de l’esclavage ne doit pas t’endormir. Les politiciens sont passés maîtres dans l’art d’innover pour laisser passer les orages. Tes frères encore dans les chaînes, penses-tu un peu à leur sort ? Que vaut une liberté qui ne s’articule pas sur des préalables censés la protéger, la conforter et l’éterniser ? A-t-on pris une quelconque mesure pour effaroucher ceux qui n’entendent pas suivre la marche de
    l’histoire ? Est-on entré dans les tentes les plus à la périphérie du pays pour sensibiliser ces esclaves encore prisonniers de leur état et dépendants sur tous les angles de maîtres passés d’un esclavage affirmé à un autre plus passif mais tout aussi aliénant ? Te libérer réellement, c’est te procurer les moyens d’assumer ta liberté et de la prendre en charge.

     
    Depuis six mois, nous attendons des conclaves qui agitent le landerneau politique une kyrielle de mesures idoines pouvant accompagner l’historique décision d’enterrer les dernières chaînes maintenant encore des compatriotes dans une sous humanité inacceptable…

    Mon frère, des résistances seront observées partout dans le pays. Les anciens maîtres, forts du pouvoir économique et du parapluie tribalo clanique, obstrueront la mesure étatique sans qu’âme ne bronche. A ce moment-là, tu comprendras l’état de déliquescence du système qui nous organise et tu te mettras à désespérer. Te prémunir contre le renoncement, le découragement et le désespoir, voilà une des tâches que j’assigne à cette lettre inaugurale.

    Il n’y a pas lieu de désarmer. Comme la plupart d’entre nous, tu dois te convaincre que nous sommes membres d’une génération « maudite », celle des Mandela qui ont fait don de leur vie à une cause supérieure, qui n’ont goûté aux délices de l’harmonie
    qu’au crépuscule de leur vie et qui restent convaincus que leur sacrifice était destiné à une Afrique du Sud à venir. Notre lot, à nous autres âmes d’une Mauritanie qui refuse de se regarder en face et qui tient à ses «
     acquis », est de redoubler d’ardeur dans la lutte et de mourir tout au moins avec le sentiment et la conscience d’avoir aidé
    l’osmose à se mettre sur les rails, une osmose dont se délecteront nos enfants, ces rejetons d’hommes qui furent incapables de subjuguer leurs passions et de résoudre les déchirements de leur époque.

    Mon frère, nous sommes enfin entrés dans la danse démocratique. La parole a été libérée. Des mesures fortes ont été prises et l’espoir est permis en dépit de l’hostilité à ouvrir des dossiers incontournables. Te voilà, dans cette course aux majorités fondant la démocratie, sollicité de toutes parts. Nos compatriotes se déchirent et c’est comme une lutte fratricide qui est engagée pour t’affrioler à l’une des écuries en présence.

    J’espère que tu comprends les raisons de ceux qui invoquent votre culture commune, comme celles de ceux qui s’échinent à raviver vos origines perdues sur le sentier escarpé d’une vieille histoire. A toi, je veux confier un secret :

    La culture arabe n’a pas amélioré ton triste sort et si on l’invoque aujourd’hui, c’est dans le seul dessein de te barber, de conjurer des périls n’existant que dans les chimères des auteurs et des théoriciens d’une majorité arabe sur les rotules. Ton arabité n’a pas réduit l’esclavage des tiens ; ton arabité ne t’a pas tiré du labyrinthe de la sous citoyenneté ; ton arabité n’a pas effacé de notre glossaire national les termes de « abd », de « khoueydma » que l’on ressort à chaque fois que tu manifestes des velléités d’indépendance.

    L’origine négro africaine est servie pour te gruger, pour t’affrioler, pour inverser une tendance défavorable aux tenants de cette thèse. Si la justesse du combat est évidente, il n’en demeure pas moins que ces derniers maintiennent aussi des hommes dans la servitude. Dans l’univers négro africain, tu possèdes des frères de condition moins voyants mais tout aussi assujettis aux humeurs de maîtres cruels et exploitant éhontément la sueur des innocents. 

    Ta négritude, est-elle une assurance tous risques contre les dérives de sociétés inaptes à se déperpétrer des tares féodales ? Crois-tu au discours de ces marchands d’illusions qui privent tes frères de condition de certains droits essentiels comme celui de se lier pour le meilleur et pour le pire à des femmes appartenant à « l’élite », qui regardent de haut ces « mathioudos » tenus pour des brimborion et qui, sous couleur d’un ordre naturel hérité des anciens, font tout pour empêcher leurs obligés de  se gendarmer contre leur sort inique ?

    Au lieu de répondre à ces appels, tu dois te frayer un chemin et assumer ton propre destin. C’est aussi l’un des objectifs de cette lettre. Reconnais que les appels qui te sont lancés préparent la haine, la confrontation, le retour dans la pénombre.

    Ta station de métis naturel te dicte d’être sourd à toutes ces sollicitations. En lieu et place d’un camp à intégrer, choisis plutôt de créer ton propre camp dans lequel toutes les diversités que tu portes viendront se fondre et cohabiter. Tu seras cette soupape de sécurité qui prémunira de tout débordement. Chaque pique contre une nationalité sera une atteinte contre une partie de toi-même. Dans cette posture, tu nous aideras à déplacer des montagnes, à guérir les maux qui nous paralysent et à créer une Mauritanie tolérante et accrochée à ses segments pluriels.

     

    De ton frère qui souffre mais qui espère…

    SOULEYMANE BA

     

     

 

 

 

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