ARTICLE 485 :

  

FLAMNET-RÉTRO: QUESTION NATIONALE ET SOCIALE EN MAURITANIE

28 NOVEMBRE : UNE JOURNEE DE DEUIL POUR LES WAALFUUGI

par Ibrahima Abou Sall- Historien-chercheur
 
(FLAMNET- texte publié en novembre 1999) 

Depuis 1960, la journée du 28 novembre est fêtée en République Islamique de Mauritanie, en souvenir de l’indépendance octroyée à ce pays par l’ancienne puissance coloniale française.
Dans mes souvenirs d’enfance, je revois encore toute cette population de Bogge et des environs en liesse à la place de La Résidence coloniale . En rangs serrés devant les drapeaux français et mauritanien (une combinaison du tunisien et du turc), les élèves de l’école primaire. En face d’eux, le chef de subdivision sortant, le colonisateur Tuubaak, et le nouvel héritier, un Hammee . Les maîtres dirent aux élèves de chanter (bredouiller plutôt) encore pour la dernière fois La Marseillaise, cet hymne colonial de la France dont la plupart ne comprenaient jamais d’ailleurs les paroles. Puis ils enchaînèrent aussitôt , comme pour laver cette souillure qu’on venait de mettre encore dans leurs bouches, en pulaar saupoudré de mots français fulanisés, et pour toujours le « wiiwe, independaas. Moritani hebii hoore mum ,En kebii koye men !» (Vive l’indépendance. La Mauritanie est devenue indépendante. Nous sommes désormais libres !).
En récompense, des élèves et d’autres enfants qui n’étaient pas dans les rangs furent désignés, au bénéfice des privilèges, pour grimper sur les mâts de cocagne et choisir des cadeaux.
Une foule joueuse marquée par l’insouciance des enfants et la non conscience des adultes, car personne n’avait conscience du destin tragique vers lequel les conduisaient cette indépendance et le nouveau Système qui héritait du pouvoir colonial.
En effet, n’est-ce pas celui-là même à qui le colonisateur venait de remettre le pouvoir et le destin du pays, Me Mokhtar Ould Daddah, qui avait dit vingt cinq mois plus tôt, alors qu’il occupait déjà les fonctions de Vice-président du Conseil de la colonie de Mauritanie : « Si nous devions choisir entre une fédération maghrébine et une fédération d’AOF, nos préférences nous porteraient vers le Maghreb » (le quotidien français, Le Monde du 29-30 juin 1958). L’option et le ton de la couleur étaient donnés donc dès avant l’indépendance de la Mauritanie : Ce pays est arabe et le restera. Advienne que pourra.. Des propos qui contredisent à l’évidence ceux qu’il avaient tenus quelques mois auparavant, à l’ouverture du Congrès d’Aleg, le 2 mars 1958 : « Si la Mauritanie veut jouer pleinement le rôle de trait d’union auquel la vouent sa position géographique, ses traditions, sa dualité ethnique, elle ne peut s’intégrer trop intimement à l’un de ces deux pôles qu’elle est chargée de mettre en contact (...) ». Un langage démagogique qu’il fallait tenir dans un congrès où le devenir de la Mauritanie était accroché à un fil. Il fallait donc rassurer la majorité modérée de la classe politique originaire du Sud harcelée elle-même par des radicaux opposés à toute association avec les Bidan et favorables au rattachement de la rive droite du Sénégal à la république du même nom .


La gestion politique de la Mauritanie entre 1960 et juillet 1978 (date de son renversement par les militaires) prouve que Mokhtar Ould Daddah fut un homme politique à double visage :

- un Démagogue qui faisait front à la nécessaire construction d’une Mauritanie de partage et de respect des droits des peuples à vivre leurs identités, pourtant indispensables à une stabilité socio-politique du pays ;
 - un National-chauvin qui a toujours su composer intelligemment avec les Baassistes et les Nasséristes pour atteindre leur idéal partagé : arabiser la Mauritanie.
Lors du Congrès du Parti du Peuple Mauritanien (PPM), le parti unique de Mokhtar Ould Daddah, tenu en 1971 à Nouakchott, ce principal artisan de l’arabisation institutionnalisée et de l’ethinicisation de l’Etat mauritanien confirmait bien cet objectif : « l’Arabisation est un objectif à long terme (...). Après l’institution d’un bilinguisme qui n’est qu’une simple transition, la réhabilitation de la langue et de la culture arabes sera la renaissance de nos valeurs nationales ». Jusqu'à sa chute, il ne renonça jamais à la réalisation de ce programme de construction d’une Mauritanie arabe qui niait les droits d’expression identitaires des Wolof, des Sooninko, des Fulbe et des Bambara. Une Mauritanie arabe où l’esclavage était pratiqué sans nullement gêner le démagogue qui se présentait à l’extérieur comme un humaniste .


Aujourd’hui une thèse réformiste veut nous imposer une autre vision de cette réalité historique en présentant cette personne comme un Ange politique par opposition à l’actuel président, le Colonel Maouya Ould Sidi Ahmed Taya qui incarne,lui, le Diable en personne. On est bien en droit de se poser la question de savoir la différence entre le théoricien, l’idéologue et le praticien des idées du théoricien dans la mesure où les deux visent le même objectif ? Pour les communistes, les homosexuels, les juifs, les handicapés mentaux et physiques qui furent persécutés puis exterminés entre 1933 et 1945 par le régime nazi y avait-il une différence entre les théoriciens Adolf Hitler et Joseph Goebels et les praticiens Heinrich Himmler et son lieutenant Heydrich ? Dans leurs soucis de détruire les mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains au régime de Ould Taya à ceux du régime de Mokhtar Ould Daddah, les tenants de cette thèse réformiste cherchent à installer les premiers dans ce que Hobsbawm appelle fort justement « (...) une sorte de présent permanent, sans lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent ».
 Ould Taya est un pur produit de la politique d’exclusion et d’intolérance instaurée et pratiquée par Mokhtar Ould Daddah.
Ce dernier est à la fois un théoricien du panarabisme romantique qui caractérise tant la périphérie (considérons les extrémismes arabo-islamistes en Mauritanie et au Soudan qui cherchent à détruire tout ce qui n’est pas arabe et musulman dans ces deux pays) et un praticien qui, pendant ses dix huit années de règne a oeuvré pour faire de la Mauritanie le pays de la renaissance arabe par excellence, et pour transformer l’homo mauritanicus (j’avoue mon ignorance sur la signification anthropologique de ce concept tellement employé durant les années soixante dix) en homo arabicus.

Au Fuuta, on qualifie l’ancien régime de Ould Daddah de laamu fuunti, de doomburu ngata wutta. Malgré les tensions raciales de 1965-1966, et les débats sur la transcription des langues africaines (sooninke, wolof, bambara, pulaar) durant les années soixante dix, celui-ci avait réussi à avancer dans son programme d’arabisation et d’ethnicisation de l’Etat mauritanien. Pour y arriver, il s’est servi indiscutablement de la collaboration de cadres Fulbe et Sooninko principalement qui étaient issus presque exclusivement des aristocraties Toorobbe et Hooro. Celles-là même qui avaient collaboré avec la France coloniale pendant sa conquête militaire de nos pays, puis avec son administration jusqu'à l’indépendance .
Il ne faut pas que nous oublions que nous aussi, les Waalfuugi, nous avons nos Maurice Papon. Après avoir collaboré avec le régime de Mokhtar Ould Daddah ces petits Papon vivent calmement et impunément leur retraite politique et administrative.
Le régime des militaires, particulièrement celui de Maouya Ould Sid’Ahmed Taya, est qualifié, quant à lui à cause de son passif humanitaire, par les Fuuta Toorankoobe de laamu puuyngu. Pour accélérer le processus d’arabisation et d’ethnicisation il a utilisé des moyens expéditifs jusque là inconnus dans la pratique politique mauritanienne : une épuration ethnique par des déportations massives puis par des massacres. Pour réaliser son programme Ould Taya a fait appel aux mêmes types d’instruments.


* Les instruments de destruction. Les Haratin-Abid qui jouèrent un rôle essentiel dans les massacres (1987, 1989, 1990, 1991) et les tortures (toute la période comprise entre 1986 et 1991). N’en déplaisent aux auteurs du document non daté et intitulé « Les Haratines...Contribution à une compréhension juste de leur problématique ». Les comportements des Haratin-Abid ont renforcé la perception globalement négative que les Waalfuugi ont toujours eue à leur égard. Perception qui trouve ses causes dans le passé historique.
Dans le cadre tribal, les Bidan ont toujours utilisé ces deux groupes sociaux comme bras armés à l’occasion des pillages contre les populations de la vallée du Sénégal, avec rapts de femmes et d’enfants pour alimenter le commerce des esclaves et aussi pour fournir de la main d’œuvre servile dans l’économie domestique. Dans l’inconscient collectif de ces populations, le Haratin-Abid inspire un double sentiment mélangé de crainte (à sa cause de « sa brutalité » et sa « bestialité ») et de mépris. L’histoire de Mohamed Ould Mseyke et celle de Abeydi illustrent bien la nature complexe de ces relations. La perception que les Haratin-Abid et les Fuuta Toorankoobe ont chacun de ces deux personnes atteste de l’état d’incompréhension culturelle et psychologique dans laquelle se trouvent ces deux parties. Et pourtant il y a des liens de mariage à tous les niveaux des couches sociales, même si ce sont surtout les Haratin qui donnent leurs femmes. L’inverse fait exception .
Depuis les conflits raciaux de février 1966, l’intégration de cet instrument de répression dans le Système a fini par installer les Haratin-Abid au cœur de la crise ethnico-culturelle à l’état endémique. Mais les initiatives démagogiques (abolition de l’esclavage par l’ordonnance du 9 novembre 1981, «réforme foncière » en 1983, promotions politiques et administratives de certains dirigeants politiques et intellectuels, etc.) entreprises depuis 1979 servant à utiliser cette communauté comme bouclier humain n’ont modifié en rien l’état de servitude dans lequel ses membres sont psychologiquement enfermés depuis des siècles.
Il est naïf de croire que les Haratin-Abid peuvent jouer de nos jours un rôle de tampon entre les Bambara, les Sooninko, les Fulbe et les Wolof d’une part parce que leurs ancêtres sont issus principalement de ces peuples noirs, et les Bidan d’autre part parce qu’ils partagent la même culture que ces derniers. Ils ne pourraient jouer ce rôle que s’ils ont une conscience positive et dynamique de cette double appartenance. Or les Haratin-Abid intègrent difficilement leur identité raciale et leurs origines dans la construction de leurs personnalités. Ces deux identités sont refoulées dans leur inconscient collectif qui n’a absorbé que le présent social et culturel, et le rêve d’une reconnaissance de son humanité par son maître, au lieu de la lui imposer. Ce passage ci-après du document publié par des intellectuels haratin et cité plus haut illustre bien cet état d’esprit : « Les Haratines du même coup, rassuraient les uns (ils sont arabes et ne feront rien contre les intérêts légitimes des arabes) et les autres (parce qu’ils leur sont solidaires dans leurs justes revendications)» . Bien que certains aient tenté naïvement dans les années soixante dix de se rapprocher du mouvement revendicatif identitaire des Africains Américains, il n’est pas possible de les identifier aux descendants d’esclaves qui vivent dans les Amériques qui, eux, ont toujours revendiqué fortement leurs origines africaines . Car cette revendication des origines et l’assummation des cultures de la diaspora donnent aux Africains-Américains, Afro-Brésiliens, Afro-Caribéens, et autres des potentialités humaines pour construire un meilleur équilibre psychologique de leurs personnalités.

Le second groupe est composé de collaborateurs waalfuugi.
Ce sont d’abord et toujours des cadres politico-administratifs et d’intellectuels. La vindicte populaire leur a attribués le nom Zulu en rapprochement avec le hideux parti Inkata du collaborateur Gatsha Butulezi sous l’Apartheid. Tous ne sont pas issus des familles qui avaient collaboré avec le régime civil de Mokhtar Ould Daddah. Car, on observe depuis l’avènement des militaires l’arrivée importante d’une génération de cadres issus de milieux sociaux qui avaient été écartés des espaces politiques traditionnels fuuta tooranke, waalo waalo ou gidimaxanke. Ils doivent leur position socio-administrative actuelle à leur compétence technique et intellectuelle. La scolarisation, datant de l’époque coloniale, avait commencé à remettre en cause, certes de manière timide, les systèmes des privilèges fondés sur le droit de naissance. Car il faut bien le rappeler, les nationalités wolof, haal pulaar, sooninke et bambara sont au même titre que l’arabo-berbere, des sociétés à statuts.

Le Système, très conscient de ces compétitions dans le jeu de positionnement des cadres Waalfuugi au sein de son Etat ethnicisé conditionne la promotion politique ou administrative de ces derniers au ralliement à la thèse sur l’hégémonie politique et les privilèges de la nationalité arabo-berbère. C’est l’une des raisons de cette prostitution politique que nous observons depuis septembre 1986, date des arrestations des membres des FLAM (Forces de Libération  Africaines de Mauritanie) jusqu’aux déportations  et massacres de milliers de Waalfuugi entre avril 1989 et janvier 1991.
Si le nombre et la base sociologique des candidats à la collaboration a augmenté au fil des années, c’est parce qu’il n’y a jamais eu de la part des Waalfuugi de pratiques dissuasives appropriées contre ses brebis galeuses. Depuis 1986, nous avons remarqué que cette collaboration touchait aussi toutes les catégories sociales.
Comment expliquer la confiscation d’une partie des terrains de culture familiaux dans le Waalo par un homme d’affaires bidan avec une autorisation préfectorale, si ce n’est par une information donnée par un collaborateur qui a appris à l’administration du Système que cette partie était mise en valeur par la branche familiale installée sur la rive gauche ? Comment expliquer les déportations depuis nos villages de la rive droite d’épouses et de leurs enfants séparés de leurs maris (dans tous les cas qui sont leurs cousins proches ou lointains, à cause de la pratique endogamique), si ce n’est par une information donnée par un indicateur qui a appris à l’administration du Système d'Apartheid que les parents de ces épouses vivaient dans nos villages situés sur la rive gauche ? Enfin, comment expliquer la convocation en novembre 1987, après la prétendue tentative de coup d’Etat militaire, de l’animateur des émissions en pulaar, Al Hajji Sammba Sih, par le tortionnaire-directeur de la Sureté d’Etat Deddahi Ould Abdallahi pour lui interdire de diffuser du Gummbala et du Fantang ? Un collaborateur lui avait expliqué la symbolique de cette musique chez les Haal pulaar’en.
Comme pour les idéologues et les tortionnaires du Système d'Apartheid , je pense qu’une liste portant les noms des anciens et actuels collaborateurs doit être établie afin de fixer leurs noms dans notre mémoire collective. Ils seront jugés un jour pour ce qu’ils ont fait contre les intérêts de leurs propres nationalités. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître que ce Système n’aurait jamais pu arriver à s’imposer sans une collaboration effective de certains parmi nous qui piétinent impunément depuis 1960 les droits et les intérêts des nationalités wolof, des Fulbe, bambara et sooninke et qui cautionnent les massacres et les déportations de leurs membres . Je comprends mal qu’on veuille juger les organisateurs de cet Etat chauvin et raciste sans y associer leurs collaborateurs fulbe, soninke, wolof.
Tayde endam. Que peut-on faire de quelqu’un qui a coupé volontairement le lien du sein (enndu en pulaar) pour que ce sein ne nourrisse plus la lignée, qu’il n’y ait plus de procréations, donc que la lignée soit détruite.
Les officiers waalfuugi actuellement dans l’armée ne peuvent prétendre qu’ils n’étaient pas au courant de ces horribles choses qu’on faisait à leurs frères. Jusqu'à ce jour, aucun n’a ni démissionné ni protesté publiquement pour désavouer ces massacres perpétrés au nom d’une épuration ethnico-raciale au sein des Forces armées, de la gendarmerie et de la Garde nationale et de la Police. Un silence coupable.
Il a fallu qu’il soit réfugié en France après avoir échappé à un piège-kidnapping tendu à partir d’Alger par Ould Taya et son chef d’Etat Major, le Colonel-nassérien Ould Boukhress pour que le Colonel Baby Housseyni menace de dévoiler ce qu’il prétend savoir des massacres des militaires waalfuugi et donner les noms de ceux qui ont initié cette campagne d’épuration ethnique. Ceci, neuf années après ces massacres. Et pourtant il est resté quatre ans attaché militaire à l’ambassade de Mauritanie à Paris. Je ne crois pas que ce colonel veuille « dévoiler » ces informations par convictions humanitaires, mais simplement par vengeance contre ses anciens alliés qui ont cherché à se débarrasser de lui pour une question de contradictions antagonistes internes. Un règlement de compte au sein de la mafiosi prétorienne de Nouakchott. En Mauritanie, il y a d’autres Baby, mais qui ne piperont mot pour ne pas léser leurs intérêts bassement matériels.

Des sanctions adaptées à la gravité de leur collaboration au Système d`Apartheid doit être appliquée à tous ces individus qui n’inspirent que mépris. En attendant que la justice fasse un jour son travail, la sanction populaire peut sévir par le boycott social.
Pourquoi doit-on parler à, rendre une visite de courtoisie à, assister au mariage de, au baptême de, partager le deuil de, admettre au sein d’une assemblée communautaire quelqu’un qui a cautionné les massacres, les déportations de nos populations, quelqu’un qui a ou qui collabore à la pérennisation du Système d`Apartheid ?

Si le procès du Nuremberg et ceux du Tribunal International du Rwanda (TPR) ont une valeur pédagogique pour les peuples concernés et aussi pour l’Humanité, j’ai l’habitude de dire de la Commission de Réconciliation attribuée au Pasteur Desmond Tutu qu ‘elle n’est pas une pédagogie positive dissuasive et constructive. Tout le monde sait maintenant qu’en Afrique du Sud l’impunité déguisée en « pardon » a été imposée par le Parti National et l’armée de l’Apartheid comme conditions pour la remise du pouvoir et l’organisation d’élections sur la base de one man one vote qui permit à l’ANC de prendre la direction politique du pays. Les rapports de forces étaient pourtant très défavorables aux populations africaines. Les Etats-Unis, la Grande Bretagne et le Grand capital financier ne voulaient pas d’une guerre civile aux conséquences incalculables pour leurs intérêts économiques en Afrique australe. La minorité blanche extrémiste sait bien que les rapports de forces vont inévitablement changer un jour. Il faut donner du temps au temps comme disait l’autre. C’est en ce moment que cette réconciliation imposée sera remise en cause par la génération du Stones power. Rappelons que la majorité de celle-ci a à peine 35 ans. On ne pourra pas épargner à l’Afrique du Sud une guerre civile et raciale si les coupables ne sont pas punis par la justice. Il faut exorciser le mal pour que les victimes sentent que justice a été faite. Seul un contrat moral fondé sur une punition exemplaire du coupable pourra créer des bases objectives d’une paix politique et militaire durable (ou à l’idéal définitive) entre les deux communautés « raciales ».
Ceux qui préconisent une application en Mauritanie de la politique de réconciliation par l’impunité se trompent lourdement.


La journée du 28 novembre n’est plus pour les populations de Bogge comme pour toutes les autres populations de la vallée du Sénégal, qu’elles soient du Fuuta Tooro, du Waalo Barak et du Gidimaxa une journée de joie, de fête. La notion de fête, de partage n’a plus la même signification entre celles-ci d’une part, la population arabo-berbère de l’autre qui avaient partagé pourtant cette joie en 1960. Elles n’ont pas le même idéal de société.
Le 28 novembre 1990, les génocidaires du Système d'Apartheid , dans le contexte de sa crise d´épuration ethnique au stade de son paroxysme décidèrent que cette journée serait fêtée comme celle de l’id al Adhâ (Juulde Taaske en pulaar, Tabaski en wolof, en sooninke, en bamana, la fête du mouton) : sacrifier des moutons (hayawân) .

A Wâlâta (20) (décembre 1987-novembre 1988) nos tortionnaires sous les directions respectives des lieutenants de la Garde Ghaly Ould Souvi dit le « flingueur »; Dahi et leurs adjoints, l’adjudant-chef Mohamed Ould Bowbaly dit « Hoore puccu » , les brigadiers-chefs Mohamed Ould Zeyn dit « Saa reedu » et El Veth nous appelaient aussi des hayawân, car de leurs points de vue, nous n’étions pas des êtres humains, mais des Nègres-juifs dont il fallait débarrasser la Mauritanie comme l’Allemagne nazie s’était débarrassée des Juifs d’Europe.
Dans son numéro 129 d’avril 1969, le mensuel Watan Al Arabi développait des théories raciales qui rappellent les thèses nazies sur la pureté de la « race » germanique : des photos de Bidan (hommes « blancs ») et de Bidaniya (femmes « blanches ») avec des légendes précisant que ces hommes et ces femmes blancs représentaient la « véritable » population de la Mauritanie. Toujours dans le même journal, on montre des pirogues remplies de personnes traversant le fleuve Sénégal. Ces traversées sont assimilées à une invasion de la Mauritanie par des populations noires. On lance alors un appel pour que ce morceau de la « Patrie arabe » (Watan al Arabi), la Mauritanie, leur Lebensraum sauvegarde sa pureté arabe menacée par ces Untermenschen (sous-hommes) qui l’envahissent « racialement » et culturellement.
C’est vingt ans plus tard que le NBN (National-bassisme-nassérisme) réussira à appliquer pour la première fois sa politique d’épuration ethnique. En l’espace de vingt mois (avril 1989-décembre 1990) deux pratiques furent appliquées : les déportations massives de 1989, les exécutions extrajudiciaires de civils dans la vallée du Sénégal et de militaires dans tous les camps militaires du pays (novembre-décembre 1990). Une troisième pratique, certes peu appliquée, mais qui fut quand même appliquée : la castration : « Comme cela, vous ne ferez plus d’enfants. Vous êtes trop nombreux, sales chiens, sales juifs ». Paroles des bourreaux.

Avec l’établissement des relations diplomatiques entre l’Etat d’Israël et l’Etat du Système d'Apartheid Mauritaniens , je me demande où seront rangées provisoirement ces sentiments. Je me demande ce que pense désormais le commissaire tortionnaire Abdallahi Ould Deddahi des Juifs. Quand il sera devant un de ses homologues israéliens, il oubliera certainement qu’il déteste les juifs. Comme disait ce vieux Waalo waalo : « Nyoom amunyu jom, amunyu kerse, amunyu gacce »
Puisque aux yeux des idéologues et des praticiens de thèses racistes du Système les Noirs sont des moutons, le Colonel Sid’Ahmed Ould Boïlil n’a pas hésité à exécuter 28 militaires waalfuugi le 28 novembre 1990. Sans état d’âme. Les Noirs ne sont pas des êtres humains.

Les événements tragiques qui se sont déroulés entre 1986 et 1990 en Mauritanie ont révélé toutes la complexité des relations entre Noirs et Bidan, et qui ne relèvent pas seulement d’un conflit culturel.  
 
Propositions :
1- Jusqu'à la restitution des restes de nos disparus, je propose que les journées du 6 décembre et du 28 novembre soient des journées de deuil pour les Waalfuugi.
Pendant celles-ci :

 *une lecture du Quran sera faite à la mémoire de chacune des victimes,
*des condoléances seront présentées aux familles des disparus.
2- Le jour où nous aurons les moyens de gérer notre destin, je propose que les restes retrouvés des disparus soient enterrés à Kayhaydi, avec ceux dont les tombes se trouvent à Walata (Alasan Umar Bah, Abdul Khudduus Bah et Tafsiiru Jiggo) et à Néma (Teen Yuusuf Gey). Leurs restes seront enterrés à la colline qui abrite de l’actuelle gouvernance qui sera transformée en Mausolée qui portera le nom de Haayre Leebtaabe (La Colline des Martyrs). Sur cette Colline sera érigée une statue humaine géante en bronze qui symbolisera nos souffrances qui ont fécondé notre Liberté. Aux pieds de cette statue géante, seront gravés les noms de tous nos martyrs victimes du Système d'Apartheid Mauritanien.
3- Que nos rues et places portent désormais les noms de nos martyrs. Que le Sytème le veuille ou non, appliquons nous-mêmes ces mots d’ordre dont je citerai quelques exemples. Tout dépendra de notre détermination. Am fit comme on dit en wolof.

Kayhaydi :
- que le lycée porte le nom de Teen Yuusuf Gey
- que l’axe principal qui relie le fleuve à l’aéroport porte le nom Laawol Teen Yuusuf Gey
- que le collège porte le nom du Lieutenant Aan Daahiru etc. L’opinion fera le reste des propositions.

Bogge :
- que l’axe principale qui traverse Bogge Dow et Bogge Less porte le nom Laawol Tafsiiru Jiggo,
- que le lycée porte le nom du Lieutenant Bah Seydi,
- que la place de la Préfecture porte le nom de Alasan Umar Bah etc. L’opinion fera le reste des propositions.

Ceci est valable pour tous les autres villes et villages de la vallée, depuis le Waalo Barak jusqu’au Gidimaxa.
A toutes les questions que suscitera la lecture de ce texte, je répondrai par cette interrogation bien légitime du Lieutenant Boye Alassane Harouna qui, dans la conclusion de son livre témoignage écrit : « Près de quarante ans après l’indépendance, le bilan de la gestion du pays, les différents conflits intercommunautaires (1966, 1989, 1990 et 1991) qui l’ont dangereusement secoué, rendent opportune et légitime la question suivante : l’Etat unitaire en Mauritanie, constitue-t-il un cadre viable de coexistence entre les communautés arabo-berbère et négro-africaine ? »
Si on est incapable de trouver une solution pour une cohabitation viable et digne entre ses différentes composantes, alors il faut éclater la Mauritanie. Elle n’est pas indispensable. Ce sont les aspirations des nationalités de vivre dans la paix et le progrès qui sont indispensables. Chacun peut décider d’aller de son côté sans nous détruire. Les Tchèques et les Slovènes nous ont donné un exemple. Nos parents ont vécu sans la Mauritanie qui n’est qu’une construction d’une puissance impérialiste, la France, qui l’avait créée dans le but de gérer les territoires coloniaux qu’elle avait occupés en toute illégitimité. Durant des siècles les différents peuples qui la composent aujourd’hui (par la volonté du colonisateur) sont restés voisins sans jamais avoir vu la nécessité de construire quelque chose en commun. Ce qui était d’ailleurs impossible vu la nature des relations. Le Waalo -Barak, le Fuuta Tooro, le Gidimaxa, les Confédérations tribales et les Emirats avaient chacun son individualité propre.

 

Ibrahima -Abou Sall - Historien-Chercheur - Paris - France

FLAMNET-ARCHIVES novembre1999

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