ARTICLE 474:

  

Racisme, esclavagisme et pauvreté:
Un débat en cours

Par Tawfiq Mansour
 
L’interview de Biram Ould Dah Ould Abeid, le président de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Anti-esclavagiste (IRA), publié dans notre dernier numéro du 24 août 2010, suscite polémique. Sur le fond, on s’inquiète – Beydhanes en tête, bien évidemment, mais pas seulement: des défenseurs de droits de l’Homme de divers horizons, aussi – de la stigmatisation d’une communauté raciale. Sur la forme, on reproche, au Calame, d’avoir fait trop belle publicité à cette dérive et, aux journalistes, insuffisamment critiques, d’avoir zappé sur des questions importantes qui auraient pu, justement, élucider la position de Biram sur la question de fond. Poursuivons donc le débat. 
L’Histoire le prouve malheureusement: les génocides se fomentent dans la stigmatisation de communautés. Récurrents au cours des siècles, ceux-ci se sont multipliés, au XXème siècle, sur tous les continents, et l’Afrique n’a guère été épargnée, avec, notamment, l’affreux drame du Rwanda où les media ont joué le plus sinistre rôle. Le Calame contribuerait-il à la diffusion de tels errements? Dans l’interview de Biram Ould Dah, on peut, il est vrai, trouver des arguments en ce sens. Florilège : «Et le maître, c’est qui, sinon l’Arabo-berbère ?», [les Haratines sont «beydhanisés» (blanchis)] «pour écraser d’autres victimes du même système: les Noirs de Mauritanie» […] «et nous considérons que les Noirs se retrouvent, avec les Haratines, dans le camp des victimes, dans le camp des misères [...] C’est la minorité arabo-berbère qui gère […]»
Pour autant, on ne trouve, nulle part, appel à la haine raciale. Bien au contraire et ainsi que le soulignait le chapeau de l’interview, le président de l’IRA exhorte «la communauté des Maures […] à hisser les justes parmi ses fils, dans les cercles de décision, pour qu’il leur incombe la tâche, historique, urgente et ô combien délicate, de désamorcer la bombe de l’explosion communautaire qui couve, dangereusement, en Mauritanie».
Ambiguïté du discours? De fait, l’éventualité de celle-ci renvoie à l’ambiguïté des situations racio-linguistique et statutaire mauritaniennes. Trois-quarts de la population parle le Hassaniya, un dialecte à forte dominance arabo-berbère. Or, deux-tiers des Mauritaniens sont noirs. La répartition des pouvoirs – économique, politique, culturel, etc. – se joue, actuellement, sur à peine 0,04% de la population, soit une douzaine de milles de citoyens (1). Trois-quarts de ceux-ci sont des Beydhanes (hassanophones ou Maures blancs), les quatre mille «places restantes» se partageant entre les nantis des Halpulaars, Soninkés, Wolofs (groupe de langues à forte dominance négro-africaine) et Haratines (hassanophones ou Maures noirs). Si le groupe des Beydhanes est largement sur-représenté – c’est la preuve de la problématique raciale – la sous-représentation des Haratines est non moins manifeste: c’est la conséquence majeure d’un esclavagisme ancestral.
Ne querellons pas, ici, sur les proportions avancées dans notre propos. Ce sont des estimations, certainement grossières mais assez communément admises, qui permettent de brosser une esquisse de la situation globale, en Mauritanie. On avancera, ainsi, que les Haratines constituent 56% du groupe hassanophone. Dans leur immense majorité, ils sont victimes des conséquences de l’esclavage pluriséculaire, sinon de ses survivances et prolongements contemporains. On incluera, dans ce groupe souvent qualifié d’affranchis, les esclaves (Abids) hassanophones (2).  Dans le groupe non-hassanophone, banalement qualifié de «négro-mauritanien» – une équivoque pas vraiment innocente, excluant les Haratines du groupe «Noir mauritanien»… – la situation de l’esclavagisme diffère en ce que, d’une part, la question raciale ne joue pas – maîtres, esclaves et affranchis sont tous «négro-africains» (2) – et, d’autre part, la proportion de «dominés» – affranchis et esclaves – est notablement moindre qu’en milieu hassanophone, singulièrement marqué par son passé de traite négrière.
Deux maîtres blancs pour un maître noir ?
La moitié de la population, ou un peu plus, seraient ainsi contraintes par des situations passées, voire présentes, de servitude. Cela ne veut, évidemment pas, dire qu’a contrario, l’autre moitié de la population soit esclavagiste et, parmi celle-là, l’ensemble des arabo-berbères mauritaniens. S’il faut, probablement, compter sur deux maîtres blancs pour un maître noir et ne jamais oublier que c’est sur cette réalité sociologique des années cinquante que s’est construite la République Islamique de Mauritanie, il faut, également, entendre qu’au moins deux-tiers des Mauritaniens «non-esclaves-non-affranchis» n’ont rien à voir, aujourd’hui, avec les survivances de l’esclavage, ses séquelles et autres prolongements contemporains, même si des réflexes culturels ségrégatifs subsistent. En admettant qu’au moins la même proportion – espérons-le – du groupe «affranchis-esclaves» veuillent, réellement, mettre fin aux conditions infâmantes dans lesquelles ils sont variablement confinés, c’est, potentiellement, une franche majorité de Mauritaniens susceptibles de dire non à l’exploitation abusive de l’Homme par l’Homme.
Or, cette majorité potentielle ne s’est jamais, à ce jour, exprimée dans les urnes. Les efforts d’Ould Boukheir et des ses amis, notamment beydhanes, doivent être poursuivis, de longues années encore. Les thèmes anti-esclavagistes, pénétrer beaucoup plus la classe politique, le discours et les actes des partis, en particulier ceux prônant la justice islamique. Les actions de lutte et de promotion sociale, puissamment encouragées, au sein de la société civile et de l’administration publique, où l’on doit voir mis en œuvre une politique concrète de discrimination positive à l’égard du groupe «affranchis-esclaves». Mais le réel moteur de ce mouvement anti-esclavagiste réside parmi le peuple. A l’évidence dans les grands centres urbains, plus discrètement en brousse, les situations de partenariat «soudano-beydhanes» – «soudano-beydhane» ici au sens strict de «noir-blanc», sans référence à des situations de dominé-dominant – se multiplient. Variablement éphémères, elles répondent à des situations communes de pauvreté, sinon de manque de perspectives intra-communautaires, voire d’opportunités conjoncturelles.  
La pauvreté, le lot le plus commun des Mauritaniens
Soulignons l’importance de cette communauté de pauvreté. Si à peine un pour dix mille Hartanis peut espérer rejoindre la classe des gens de pouvoir – le fameux 0,04% dont nous parlions tantôt – moins de un pour cent Beydhanes y accède. Même en admettant une relative redistribution, à l’intérieur de chaque groupe – et sans compter les miettes toujours consenties, par les maîtres, à leurs (ex-)serviteurs dociles – la pauvreté reste le lot le plus commun entre Noirs et Blancs. Au sens onusien du terme (3), elle touche un beydhane sur cinq et un soudane sur deux. Nuançons encore le propos, en situant cette pauvreté dans la partition «affranchis-esclaves»/«non-affranchis-non-esclaves»: deux tiers/un tiers. On voit, ainsi, le long chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre à ce minimum d’équité où la naissance ne soit pas le critère exclusif de promotion sociale. Mais on voit, également, tout ce que le tissu social généré par la civilisation moderne peut apporter de fraternité transraciale, en transcendant les clivages hérités du passé, dans des situations concrètes d’entraide quotidienne.
A contrario, sur la douzaine de milliers de Mauritaniens, blancs et noirs confondus, qui détiennent la quasi-totalité des pouvoirs, combien continuent d’entretenir, chez eux et dans leurs responsabilités sociales, des situations de servitude, sur le modèle traditionnel ou selon des versions plus modernes? Combien placent les droits de l’Homme et du Travailleur, au centre de leurs propres relations humaines? Combien oeuvrent, concrètement, à la promotion sociale des AE? Banalement, au quotidien, dans la trivialité des plus ordinaires situations? Deux maîtres blancs pour un maître noir, disions-nous plus haut, fondement de la République Islamique de Mauritanie. S’il se révèle exact qu’aujourd’hui, cinquante ans après l’Indépendance, trois postes de pouvoir sur quatre sont trustés par des Beydhanes, n’est-ce pas là la preuve d’une pratique politique en contradiction formelle avec les grandes déclarations anti-ségrégationnistes du pouvoir blanc?
Le Calame, animateur de débat
On comprend, dès lors, l’exaspération d’un Biram Ould Dah et de ses amis de l’IRA. A tout le moins, il fallait qu’ils trouvent tribune reconnue où provoquer débat. L’interview donné au Calame, dans les meilleures conditions possibles d’expression, a révélé, me semble-t-il, un certain nombre de lacunes et d’approximations de leur discours, globalement juste, au demeurant. Aurons-nous contribué à ce qu’il rectifie, de lui-même, les amalgames hâtifs susceptibles d’aller à l’encontre même de ses objectifs? Il y a – nous espérons l’avoir démontré – beaucoup à œuvrer au sein des dispositions populaires à dépasser les clivages raciaux et esclavagistes, en tempérant les risques d’affrontement et en valorisant les synergies les plus équitables. Il y a – c’est aussi évident – à remuer, fortement, les autorités de notre pays – elles ne sont pas que politiques – pour qu’elles mettent en œuvre de vraies politiques dynamisant les velléités et volontés populaires. Dans quelle mesure l’IRA peut-elle faire sienne cette double mission? Persuadés, à l’instar de Nelson Mandela, que l’entraide est un moteur d’évolution bien plus puissant que la compétition, nous restons, au Calame, prêts à soutenir une telle orientation. Et Dieu, certes, est Miséricordieux avec les miséricordieux.

 
Tawfiq Mansour
 
NOTE
(1) :   Pouvoirs au sens le plus large du terme ; c’est-à-dire capacités à modifier son environnement au-delà du cercle familier. Au sens plus étroit du terme – capacités de commandement à l’échelle nationale – il faut compter dix fois moins de citoyens, avec une concentration de plus en plus forte de la domination beydhane, au fur et à mesure qu’on approche des centres de décision.
(2) :   L’illégalité du statut d’esclave et la variété de ses avatars modernes, notamment dans le secteur de la domesticité, rendent très incertaine l’estimation de son ampleur contemporaine. 1 à 3% du groupe «Affranchis/Esclaves» apparaît, cependant, une fourchette plausible, au regard des cas recensés par les associations de défense des droits de l’Homme – à comparer au 0,3% de la population française, regroupant prostituées «maquées», travailleurs forcés et esclaves domestiques, selon les estimations du  Comité Contre l'Esclavage Moderne (CCEM)…   
(3) :    Selon l’ONU, la pauvreté toucherait, en Mauritanie, plus de 1,2 million de personnes. A l’intérieur de cette masse, l’extrême pauvreté, toucherait, elle, 0,8 million de personnes, avec une proportion beaucoup plus importante – plus de 80% – d’AE. Si ce paramètre d’extrême pauvreté doit, obligatoirement et en en priorité, orienter la stratégie d’éradication de la misère, nous n’avons pas voulu le mettre, ici, en exergue, afin de mieux faire apparaître le poids des non-AE, dans la répartition de la pauvreté en Mauritanie. Il faut bien se pénétrer de l’idée que ce n’est pas la pauvreté, extrême ou non, qu’il s’agit de mieux répartir mais bien la richesse et les efforts à la produire.             
    

  

 

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