ARTICLE 431:

  

L'arabe, langues nationales : leur fonction et place dans la société mauritanienne ; une vieille histoire

Par Boye Alassane Harouna- Écrivain- Membre des FLAM-Europe de l´Ouest

Rennes- France

 

« Que voulez-vous, la Mauritanie est un pays arabe ! » aurait répondu le Premier ministre Moulaye Ould Mohamed Laghdaf à un journaliste qui lui demandait, lors d'une conférence de presse, que traduction de ses propos tenus en arabe soit faite.

Le même Premier ministre ambitionnerait de faire de l'arabe « la langue de travail, d'échanges administratifs et de recherche scientifique ». Tout ceci devant se réaliser en ignorant souverainement les langues nationales - peule, wolof, soninké - ou sur le cadavre de celles-ci, puisque la ministre de la Culture considère que « le plus grand défi de la langue arabe est la propagation des langues locales et dialectes qui lui suppléent. » Entendre que la promotion et la consolidation de l'arabe passent par la négation ou l'occultation des langues nationales ? peule, wolof soninké. Notez la permutation des qualificatifs, elle est édifiante : la ministre ne parle même pas de langues nationales mais de « langues locales. » Qu'un Premier ministre et qu'un ministre ayant en charge la promotion et le rayonnement de la Culture tiennent sans sourciller de tels propos, au 21ème siècle, dans un contexte national où des plaies longtemps béantes, à cause précisément de questions identitaires, n'arrivent pas encore à se cicatriser, voilà qui en dit long sur l'état culturel et linguistique du pays ; et au-delà, sur les hommes et femmes qui nous gouvernent aujourd'hui.

Pathétique symbiose entre le Premier ministre et la ministre de la Culture. Elle consacre leur ignorance, insupportable et intolérable à ce niveau de responsabilité, de nos réalités historiques, culturelles, sociolinguistiques. Serait-elle le point de départ d'un ethnocide assumé, substitut ou prolongement du nettoyage ethnique des années 1989/1990 sous l'ère Taya ?

Cette interrogation est légitime. Elle appelle des inquiétudes pour la stabilité et la paix du pays. Car, comment expliquer qu'au même moment un Premier ministre et une ministre viennent nous rebattre les oreilles avec des refrains d'une vieille chanson reprise avec un nouvel air musical (la primauté et la place dominante de l'arabe et la négation de la pluralité identitaire de la Mauritanie)- Les propos de l'un et l'autre se rejoignent, se complètent pour former un tout, dont l'absurdité sur le plan intellectuel et discursif n'efface en rien la cohérence. Le pire, c'est qu'il est difficilement concevable qu'ils puissent avoir été tenus sans la bénédiction du chef de l'Etat. Que jusque là il n'y ait pas eu recadrage et correctif de la part du Président Mohamed Ould Abdel Aziz malgré les remous que de tels propos ont suscités chez les étudiants de l'Université de Nouakchott, cela ne vaut-il pas amplement approbation desdits propos- Il faut bien se rendre à l'évidence : les propos du Premier ministre et du ministre de la Culture semblent bien être l'expression d'une politique d'arabisation radicale du pays, qui aboutira inéluctablement à un ethnocide. Il n'échappe à personne, autre motif d'inquiétude, que ces propos se font entendre au moment même où quelques idéologues et faux historiens affirment que la Mauritanie est exclusivement arabe ; au moment même où, nous dit-on, des dirigeants politiques mauritaniens sont reçus par le colonel Kadhafi - ce qui ne présage rien de bon, pour peu qu'on sache le parcours du personnage- pour « lui annoncer leur (soutien suite à) son appel pour l'unification des divers courants nationalistes et islamiques du monde arabe. »

De tels propos doivent susciter préoccupations et inquiétudes. En plus de leur absurdité, ils constituent la négation de ce qui fait l'essence distinctive des composantes nationales peule, wolof et soninké du pays : leur langue, leur culture, leur histoire, leur singularité. Or, l'histoire, notamment celle du 20ème siècle, atteste que la négation de ce qui constitue la substance fondatrice de l'identité d'une personne ou groupes de personnes annonce toujours une épuration ethnique. Celle-ci ne s'est jamais réalisée sans génocide ou crimes contre l'humanité, qu'elle a souvent précédés ou accompagnés. Chez nous cela s'est vérifié en 1989/1990. Faut-il le rappeler, l'épuration ethnique des années 89/90 est, en définitive, le produit d'un ethnocide - nourri par un racisme d'État -, dont le développement et l'intensité varièrent suivant les circonstances et la succession des régimes politiques. Le passif humanitaire, dont on dit qu'il est définitivement réglé par des « indemnisations » et une cérémonie de prière organisée le 25 mars 2009 à Kaédi, ce passif humanitaire n'est lui-même que la conséquence de cet ethnocide enfanté par ce racisme d'État. À supposer qu'il ait été résolu, il risque de se reproduire. Parce que les propos du premier ministre et du ministre de la Culture conduisent à sa reproduction.

Voilà pourquoi il est impératif que toutes les forces de progrès, organisées ou non, les personnalités indépendantes, l'élite politique et intellectuelle, les hommes et femmes attachés à une Mauritanie démocratique, unie, égalitaire et paisible, condamnent fermement et sans ambiguïté ces propos : ce qui, quelques rares exceptions mises à part, n'est pas encore le cas, tant s'en faut ; voilà pourquoi il est urgent de se mobiliser pour stopper cette dérive dangereuse pour la stabilité et la paix que constituerait toute politique d'arabisation à outrance du pays au mépris des langues et cultures de ses composantes nationales.

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Questions linguistiques, culturelles, identitaires. Vieilles questions. Vieux débats auxquels beaucoup de pays ont eu à faire face, à un moment ou un autre de leur existence.

Qu'en pensait Amadou Hampâté Bâ, qui fut l'un des grands spécialistes des cultures et traditions africaines.

Il s'en expliquait dans son ouvrage : Aspects de la civilisation africaine. Editions Présence africaine, 1972.

Donnons-lui la parole.

(Dans l'extrait qui suit, les passages soulignés en gras sont de nous.)

Extrait, pages 28, 29, 30, 31, 32, 33 et 34

« On ne sait pas exactement depuis combien de temps le peul est écrit en caractères arabes. Cette écriture cependant n'était pas systématisée. Une étude linguistique, à la manière occidentale, n'avait pas été faite au préalable afin de fixer pour chaque phonème un caractère précis, de telle sorte que l'écriture variait avec chaque région, quand ce n'était pas avec chaque marabout, chacun adoptant son propre système d'alphabétisation pour certains phonèmes. Il en résultait qu'un compositeur ou écrivain n'ayant pas son texte bien en tête ne pouvait plus se relire au bout de six mois ! La seule exception connue est celle du Fouta Djalon où, grâce à une longue pratique de l'écriture, on arrivait à peu près à se relire, quoique avec difficulté.

Avant de commencer à servir à l'I.F.A.N., à Dakar, où j'eus à me pencher sur ces problèmes, j'avais eu des contacts avec des linguistes tels que le colonel Figaret, Gilbert Vieillard et Gaden, qui étaient de grands « foulanisants », c'est-à-dire des spécialistes de la langue peule. Mais chacun d'eux avait sa manière propre de transcrire cette langue, et les systèmes différaient encore selon que l'on avait affaire à des professeurs français ou anglais.

Dès cette époque, j'ai toujours eu à coeur d'oeuvrer de manière que toute l'Afrique disposât, pour chaque idiome donné, d' un alphabet approprié, élaboré en tenant compte des progrès linguistiques accomplis par les spécialistes européens.

La grande difficulté, pendant longtemps, tint au fait que l'éducation nationale coloniale n'était pas favorable au maintien des langues ethniques et qu'elle appliqua tous ses efforts à y substituer sa propre langue. Nous avons indiqué, dans la réponse précédente, le sort que subissaient les enfants des écoles surpris en train de parler leur langue maternelle.

Cette pratique paternaliste a finalement comporté un aspect pratique hautement bénéfique pour l'Afrique. En effet, aucune langue africaine n'aurait pu être imposée à l'ensemble des peuples africains en tant que langue unique, les rivalités tribales étant encore trop prononcées. Un Bambara, par exemple, ne saurait pour rien au monde adopter la langue peule comme langue de culture, et inversement car, pour chacun de ces peuples, ce serait abdiquer sa personnalité au profit de l'autre. (.)

Certes, la langue coloniale n'encourage pas et ne développe pas les originalités claniques. Par contre, elle a pu créer une unité linguistique difficilement réalisable par d'autres moyens, de telle sorte que mon ami Félix Houphouët-Boigny et moi-même pouvons communiquer par le truchement de la langue française. Si cette langue n'était pas là, nous serions aussi étrangers l'un à l'autre qu'un Russe peut l'être d'un Sénégalais !

Considérant l'unité créée par la langue française qui pourtant était une langue étrangère, mon idée dominante fut d'arriver à créer une unité linguistique des ethnies à travers l'étendue de l'Afrique. Prenons le cas des Peuls, par exemple .Toutes les tribus peules, qui se trouvent dispersées depuis la Guinée jusqu'en Afrique orientale, parlent une langue commune. L'unité culturelle de leur ethnie pourrait être accomplie s'ils disposaient d'un système de transcription unique, lequel pourrait mettre en valeur toute la richesse dialectale de la langue et même corriger les différences survenues au cours du temps avec la dispersion. La langue peule pourrait ainsi devenir l'une des langues de culture de base. Il en va de même pour le bambara, qui recouvre également de très grandes étendues, pour le haoussa, le sonraï, etc.

Ainsi, en unifiant l'écriture des principales langues de l'Afrique, pourrait-on arriver à créer de grandes unités ethniques à travers la diversité des Républiques, puisque ces ethnies sont dispersées à travers différents pays.

Je tiens cependant à bien souligner que mon intention n'est nullement d'aller à l'encontre de l'usage culturel et politique de la langue française, qui constitue pour nous un remarquable instrument d'unité linguistique et de communication avec le monde, tout en nous ouvrant des perspectives scientifiques et économiques universelles. C'est pourquoi je souhaite de tout coeur longue vie et succès à la « francophonie » !

La réhabilitation des langues africaines de base permettrait, de son côté, de mettre en valeur la tradition originale de chaque ethnie, de penser dans sa langue, de récolter les traditions dans sa langue sans en perdre la saveur ni la finesse, comme il arrive inévitablement dans les traductions qui « manquent de sel » par rapport à l'original.

C'est pourquoi j'ai demandé à l'Unesco de repenser, dans le cadre de son aide à l'Afrique et de la lutte contre l'analphabétisme, le problème de la transcription des langues africaines en uniformisant un alphabet en caractères latins, ce dernier étant davantage diffusé et plus facilement applicable aux études modernes.

Il s'agissait pour moi d'aider l'Afrique à préserver et à développer sa propre personnalité, et de lui permettre de parler d'elle-même. Il appartient en effet aux africains de parler de l'Afrique aux étrangers, et non aux étrangers, si savants soient-ils, de parler de l'Afrique aux Africains. Comme le dit un proverbe malien : " Quand une chèvre est présente, on ne doit pas bêler à sa place ! " Trop  souvent, en effet, on nous prête des intentions qui ne sont pas les nôtres, on interprète nos coutumes ou nos traditions en fonctions d'une logique qui, sans cesser d'être logique, n'en est pas une chez nous. Les différences de psychologie et d'entendement faussent les interprétations nées de l'extérieur.

(.)

L'abandon de nos langues nous couperait tôt ou tard de nos traditions et modifierait tôt ou tard la structure même de notre esprit. Ce serait amputer irrémédiablement l'humanité d'une de ses  richesses, d'un style de vie profondément humain, fraternel et équilibré, de plus en plus rare dans l'humanité moderne.

Après avoir provoqué beaucoup de sourires et d'ironie, l'idée lancée à l'Unesco fit peu à peu son chemin et trouva son aboutissement en 1996, avec le Congrès de Bamako organisé par l'Unesco et réunissant la plupart des pays de l'Ouest africain en vue de l'uniformisation de la transcription des langues africaines. (.)

Pourquoi écrire les langues africaines ? dira-t-on. Parce qu'elles seules peuvent permettre, en tant qu'instruments de médiation, de pénétrer l'âme réelle de l'Afrique. Quelle que soit la beauté d'une traduction, il manquera toujours ce " quelque chose " qui fait la spécificité de la langue originelle, la couleur, la configuration et le contenu de son esprit, sa conception des choses et sa manière de les rendre.

Le verbe est créateur. Il maintient l'homme dans sa nature propre. Dés que l'homme change de langage, il change d'état. Il se coule dans un autre moule.

Les Peuls ont coutume de dire que l'individu est constitué par trois choses essentielles : son aspect physique, son parler et son travail (son métier). Il peut perdre une ou deux de ces trois qualités sans cesser d'être lui-même. Mais le jour où il perd les trois, il devient "quelqu'un d'autre". Il n'est plus de son ethnie. (.)

Sur ces trois qualités cependant, la qualité essentielle est le langage. On connaît, par exemple, des Bambaras qui, en perdant leur idiome, se sont si parfaitement " foulanisés " qu'ils se sont confondus avec les Peuls, et vice versa.

Si j'ai fait porter mes efforts sur la sauvegarde de la langue peule en particulier et des langues africaines en général, c'est précisément pour éviter cette dépersonnalisation. Non pas par chauvinisme, mais parce que la beauté d'un tapis vient de la variété de ses couleurs. Ainsi en va-t-il de l'Humanité. »

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NB : Ces observations d'Amadou Hampâté Bâ sont des réponses aux questions de Fraternité-Matin, quotidien ivoirien.

Que notre Premier ministre, notre ministre de la Culture, et nos gouvernants méditent et s'inspirent de ces sages propos d'un Sage africain ? qui a tant fait pour l'épanouissement et le rayonnement culturel et linguistique de l'Afrique.

Boye Alassane Harouna

28 mars 2010

http://www.flamnet.info/

 

 

 

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