ARTICLE 377:

  

La face sombre des maîtres d’esclaves du désert

 

Traditionnellement, les Tamasheqs noirs du Mali sont soumis aux «peaux claires». 

Il y a le mythe du Touareg façonné par le tourisme. Ce grand homme bleu enturbanné, au teint clair, au regard perçant, solitaire. Et puis il y a l’envers de la carte postale. Le Touareg dont on ne parle pas : le Tamasheq noir. Dans le nord du Mali, on emploie plus volontiers le terme historique de «Tamasheq» que celui, touristique, de «Touareg». L’ethnie voisine Songhaï utilise le mot «bella» - qui signifie «esclave» - pour désigner les Tamasheqs noirs. Ils constituent la grande majorité de la population touareg. Mais au sein de cette société fortement hiérarchisée, ils ont longtemps été soumis aux «peaux claires».

Système hérité des razzias

Aujourd’hui encore au Mali, au Niger ou en Mauritanie, certaines fractions maintiennent un système d’esclavage traditionnel, héréditaire. Acquis au cours des razzias ou des échanges entre tribus, les esclaves transmettent leur condition à leurs descendants. Un enfant naît esclave et appartient à la famille du maître de sa mère. «Ma propre mère a été achetée» , déclare Idar Ag Ogazid, qui a fui à pied la famille des ses maîtres, à 150 kilomètres de Gao, dans le nord-est du Mali, en mars dernier.

«Depuis toujours, on m’a répété que je devais servir. Je n’ai rien connu d’autre.» Idar pense avoir plus de 32 ans. Il n’a aucun état civil et n’a jamais été recensé. Il n’existe pas pour l’Etat malien. «Là-bas, je faisais paître les troupeaux, j’allais tirer l’eau, je coupais le bois, je faisais le ménage… Comme tous mes frères. On me dit quelque chose, j’exécute.» Ce sont les coups qui l’ont décidé à partir. «On me battait, même les enfants du maître me battaient, et ils battaient mes enfants sous mes yeux.» Son maître l’a marié à une esclave de son propre frère «sur son dos», sans l’avis d’Idar ni celui de ses parents. Son fils lui a été retiré très tôt pour être donné à une autre branche de la famille du maître.

«Je l’ai appelé Ahmed, mais c’était trop noble pour un esclave, mes maîtres ont rebaptisé mon fils d’un nom sans valeur. Le monde des maîtres est entièrement séparé de celui des esclaves, on ne mange pas la même chose, on ne dort pas au même endroit. » La force qui attache un esclave à son maître est autant physique que psychologique. Surtout dans les fractions maraboutiques, dotées d’un immense crédit religieux - et réputées pour la dureté de leur esclavage -, où l’on décrit la soumission comme une volonté divine. «On nous apprend que quitter son maître, c’est aller à l’encontre d’Allah, c’est-à-dire être maudit.»

Ce système est toutefois en régression. L’esclavage est aboli au Mali et des liens maître-esclave persistent aujourd’hui pour des «raisons pratiques». Le maire de Gao lui-même, Ali Alassane Touré, un Songhaï, confie que les anciens esclaves de sa famille sont aujourd’hui ses bergers. «Ils s’occupent de mon troupeau de 300 têtes. En échange, je leur amène chaque mois 100 kilos de mil et 100 kilos de riz, j’habille leur famille pour les fêtes et je leur donne une génisse chaque année. Ils disposent du lait de mes bêtes et s’en servent pour vendre du beurre.» Pas de salaire mais un échange libre et donc «très satisfaisant» , selon les Tamasheqs noirs libres du quartier Septième, à Gao.

En pleine ville, beaucoup vivent dans des huttes circulaires faites de nattes de paille. La plupart ont des frères ou des cousins en brousse qui subissent encore un esclavage dur. Autour du thé, les anecdotes sur les questions de mariage et d’héritage fusent. «Depuis que j’ai l’âge de porter le turban, je suis libre», explique In Doungou Ag Aalassane, 66 ans, en traçant des dessins dans le sable.

«Mais quand mon fils est décédé en Côte-d’Ivoire, le maître de ma femme est venu récupérer tout son cheptel : ses chèvres, ses vaches, ses moutons, ses chameaux. Et il y a six mois, ma fille a été mariée sans mon avis par le même maître. » Hochements de tête tout autour de lui. Les biens des esclaves appartiennent d’abord à leurs maîtres. Aucune protestation ? «On en parle devant vous ou entre nous, mais s’il y avait un Tamasheq blanc ici, nos bouches ne pourraient pas s’ouvrir car ils possèdent des gris-gris très puissants», confie l’un deux.

Une fierté pour les maîtres

Les maîtres eux-mêmes ne nient pas la persistance de l’esclavage. Un riche imam arabe de Gao, Sidi Ahmed Ould El Moktar, raconte en riant derrière ses Ray-Ban que c’est même une question de fierté pour de nombreuses fractions, notamment dans les régions de Menaka et Ansongo. «Un esclave qui demande sa liberté, c’est une humiliation pour le maître. Les Tamasheqs noirs ne peuvent pas être indépendants, ils ont économiquement besoin de nous. Je connais des fractions où les maîtres ont tout pouvoir sur les femmes esclaves. Ils peuvent coucher avec elles s’ils en ont envie.»

Depuis 2006, une association de 17 000 membres, Temedt, lutte contre ce système. « Contre les discriminations en général, précise Al Meimoun Ag Al Moustaf, directeur de l’urbanisme à Gao et responsable du mouvement. Dans la vie sociale ou politique, être Tamasheq noir, même libre, constitue une difficulté majeure.» Les autorités semblent fermer les yeux sur le sujet. «L’esclavage n’existe plus au Mali, ou peut-être au niveau des pratiques coutumières. Mais ça ne nous regarde pas», répète le chef de cabinet du gouverneur de Gao, Hamidou Traoré. Temedt n’a jamais vu ses actions en justice aboutir.

LIBERATION.FR (correspondance de Célian Macé à Bamako)

 

 

 

 

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