A.H.M.E.

ARTICLE 36 :

 

Pour l'ouverture de l'histoire nationale
(par R'chid O/ Mohamed) mai 2007

 

 

Pour l’ouverture de l’histoire nationale

 

    Nous savons qu’il est impossible d’écrire l’histoire sans prendre position par rapport aux problèmes politiques, sociaux et culturels, en raison de l’inévitable sélection subjective des faits qui doivent servir à la reconstruction du passé.

    Vers la fin des années quatre-vingt, les détenteurs du pouvoir politique à l’époque ont généreusement usé du « droit » à l’impossibilité de l’objectivité en ce domaine.  Ainsi,
    l’idéologie officielle de l’Etat a imposé une lecture partisane de notre passé national.
      Selon cette vision,
    l’actuelle société mauritanienne, majoritairement arabe, descend des tribus arabes, venues essentiellement du Yemen et le mouvement almoravide au XIème siècle préfigure l’Etat national contemporain ; ce qui, dans l’esprit de ceux qui défendent une telle perception, devrait servir de justification, en vue de retrouver l’authenticité culturelle, historique et civilisationnelle, perdue ou menacée de disparition, à cause de l’intermède colonial.

    Certes, certaines tribus, d’origine Sanhaja, revendiquaient déjà une origine arabe et surtout Qoraïchite, mais pour des raison qui, si elles ne sont pas très éloignées des motivations qui animaient leurs descendants, s’inscrivaient quand même, nous semble-t-il, dans un contexte particulier, marqué par l’anarchie et l’insécurité entretenues par des groupes guerriers pour lesquels la razzia est un moyen normal de redistribution des richesses.  A cette époque, il
    s’agissait d’une forte révérence pour le Prophète (PSL) et la tribu qui eut la chance de lui avoir donné naissance, dans l’espoir
      évident de voir leur immense baraka rejaillir sur eux. D’autre part, en se donnant une telle ascendance, ils se mettaient à l’abri du pillage et des razzias des guerriers qui ne voudraient pas subir les conséquences de la redoutable «Tazabut » - une sorte de justice immanente et réparatrice qui agirait en faveur des descendants du prophète- dont ils s’estiment investis.  Plus tard, enfin, ils voulaient justifier et légitimer une domination territoriale, sociale et tribale déjà très largement acquise au XIXème siècle.

    La résurgence à la fin des années quatre-vingt de ce thème, devait justifier, selon les desseins de la minorité de ses promoteurs qui gouvernaient à l’époque, non pas l’épuration de la Mauritanie de toute présence négro-africaine, notamment par l’extermination physique, comme on l’a parfois exagérément soutenu, mais plutôt l’assimilation, la réduction, le refoulement et la domination des concitoyens négro-africains, ce qui n’est pas moins condamnable.

    La restructuration intervenue au sommet de l’Etat le 3 août 2005, du fait des déclarations de bonne intention faites par la junte qui l’a opérée, a suscité légitimement l’espoir de voir une telle idéologie disparaître définitivement de notre champ politique.

    Pourtant, la première partie du texte de l’historien et lauréat du prix Chinguitty, Hamahoulah Ould Salem, l’«origine des Maures» (Tahalil Hebdo, de janvier 2007), loin de constituer une rupture avec une telle conception, semble au contraire animé du désir de lui donner des fondements scientifiques ; puisque sa démarche – il est vrai- est assez éloignée des reconstructions mythologiques légendaires et incohérentes caractéristiques des approches traditionnelles dont les auteurs étaient des idéologues ou peu initiés aux méthodes modernes d’investigation historique.

    Ses qualités de chercheur et, -il faut le dire- son honnête intellectuelle, l’ont amené à accepter  de situer l’origine de nos ancêtres dans le substrat du peuplement berbère d’Afrique du Nord   lequel comptait, d’après l’auteur, des groupes d’origine juive. L’ampleur et la diversité de la documentation dont il fait état indiquent qu’il a utilisé beaucoup de temps et de ressources pour donner plus de crédit à son entreprise.

    Mais là où – si nous lui accordons le bénéfice de la bonne foi- nous estimons qu’il n’a pas été suffisamment critique, c’est lorsqu’il a affirmé que « …le groupement haratine (est) majoritairement originaire des peuples anciens libyco-berbères, notamment les Garamantes ou berbères noirs ».  Sur quoi, en effet, se fonde-t-il pour avancer une telle hypothèse ? On ne sait pas. On sait seulement que la lecture de son texte permet de déduire qu’il cherche à démontrer implicitement qu’il n’y avait pas ou peu de noirs dans cette région, contrairement à une idée répandue et que donc ils ne pouvaient pas être considérés ancêtres de nos haratines actuels.

    Pour lui, en effet, les « Aithiopes », c’est-à-dire les populations de race éthiopienne que nous croyions des noirs jusqu’à la parution des textes de Ould Salem, n’étaient, en fait, selon ce
    qu’il fait dire à Hérodote (480-425 av. J.C), qui serait le premier à avoir mentionné la présence
      au grand Sahara que «les gens aux visages brûlés», sans plus.  D’autre part, et d’une façon quelque peu contradictoire d’ailleurs, l’auteur tente de noircir les « Garamantes, soit parce
    qu’ils sont «liés aux Noirs», soit parce qu’ils sont soumis à l’action du soleil, d’où peut-être
    l’expression de Hérodote « les gens aux visages brûlés ».
      Toujours est-il que ces Garamantes, « berbères noirs »  ou liés aux Noirs, se dispersèrent dans le Sahara, après la destruction par les Romains du royaume qu’ils fondèrent en Libye (Pline l’Ancien 27-79 ap. J.C), selon notre historien  « pour échapper à la pression romaine ou pour s’approcher des mines d’or ».

    En réalité si les historiens grecs depuis Homère, auquel nous devons les premières mentions des Nègres, contrairement à ce que pense notre auteur, jusqu’à Strabon (63 av., 19 après J.C) ont appelé certaines populations vivant au grand Sahara « Aithiopes » (ou Ethiopiens), c’est bien parce qu’elles appartiennent à la même race que ces derniers.  Et Hérodote fut en réalité plus précis et clair à propos de la race des Aithiopes que ne le pense Ould Salem. C’est du moins ce que relève Engelbert MVENG dans sa thèse de doctorat « les sources grecques de
    l’histoire négro-africaine » (Présence Africaine, 1972).
      En citant Hérodote, il écrit que les «Aïthiopes» ont «la peau et le sperme noirs ; les cheveux crépus ».

    D’autre part, pourquoi vouloir « noircir » les Gramantes alors qu’aucune source, à notre connaissance, ne les présente comme tels ?

    N’est-il pas plus logique de chercher les ancêtres des Haratines chez les nombreux peuples noirs, notamment les Troglodytes » et les « Maurusiens » que Strabon présente comme « 
    d’origine indienne », ce qui suppose que, s’il n’étaient pas tous noirs, ils devaient compter une forte proportion de Nègres.

    En tout cas, Hérodote nous apprend que les libyens et les Aïthiopes sont les deux peuples autochtones qui vivaient au Sahara, Engelbert (…) (1972, p.154).

    Si, comme nous le croyons, le Sahara était habité par de nombreux Noirs, aux côtés de Berbères blancs, qui pouvaient être ascendants des Haratines de la société maure, pourquoi alors inventer le concept de « berbère noir » qui, de toute façon, ne peut avoir de sens autre que celui que revêt déjà celui de « maure noir ». Y a-t-il  un désir inavoué de montrer « scientifiquement » qu’il n’y a aucune relation  d’origine entre les Négro-africains et la majorité des Haratines  authentiques ? On voit quelles sont les conclusions politiques qu’on peut tirer  d’une telle affirmation.  D’autant plus qu’elle est renforcée, selon notre professeur, par l’origine du mot « Haratine ».  Ce dernier, nous dit-on, dérive du mot berbère « ahardhan » qui signifie le « produit de la liaison entre un berbère et une nègresse ».

    Pourtant, l’expression « Hartani » en hassaniya réfère davantage au statut de l’esclave affranchi plutôt qu’à son origine historique ou raciale.  Pour évoquer cette dernière, on parle de « Soudani », lequel d’ailleurs désigne, à côté du mot « kawri », le Négro-africain, tandis que son ancienneté est donnée par le concept de «Nanmi ».

    Même les différentes appellations sous lesquelles le pays était connu et désigné ont fait
    l’objet d’un
    recensement sélectif.  Sinon, comment comprendre qu’un si grand chercheur ait pu omettre de signaler le mot « tekrour » plus ancien, plus connu et en tout cas certainement moins douteux que le terme « Bilad Chinguit » pour désigner la « région s’étendant de Wadan et l’Atlantique à Djenné et Gao » (A. W. O. Cheikh (1983).  Le même auteur, qui citait les lettrés, notamment Al Baritttayli (mort en 1084), Ahmed Baba Tomboucti (mort en 1627), de la région de Walata-Toumbouctou, affirme que Cheikh Sydiyya Baba (mort en 1924) dans son « Tarikh des Idawich Wa Machdouf », après avoir cité toutes les régions du pays jusqu’au pays des Noirs, dit que ces régions constituent le pays des Tekrour ».

    De plus, ces efforts sont d’autant plus vains qu’ils n’ont aucune emprise sur la réalité des problèmes concrets des Haratines, lesquels concernent une plus grande participation à la répartition des richesses du pays.

    Si la communauté linguistique, culturelle et historique est importante pour créer des sentiments de solidarité, ce n’est pas la recherche d’une commune origine raciale fictive qui peut les susciter.

    Les jugements et les connaissances historiques ne peuvent et ne doivent faire l’objet
    d’affirmations absolues et définitives. L’histoire et ses interprétations doivent être ouvertes, puisque les évènements du passé ne prennent réellement de significations que rétrospectivement, en fonction des questions que nous lui posons. Alors nous ne devons pas lui poser les questions qui justifient nos divisions et nos querelles, mais celles qui doivent au contraire, nous rapprocher et renforcer notre unité. En tout cas, l’ouverture politique est inséparable d’une ouverture culturelle, historique et même universelle.

R’chid O/ Mohamed

 

 

 

  Retour