A.H.M.E.

ARTICLE 34 :

 

Débat : Intellectuels "réalisme" et conservateurs traditionnels, même combat
(par R'chid ould Mohamed) 20 avril 2007

 

 

 Débats: Intellectuels «réalistes» et conservateurs traditionnels, même combat

 

Bien qu’ils se disent et se considèrent comme profondément «modernistes», hostiles à toutes les formes d’exploitation, d’inégalité et d’injustice, les intellectuels mauritaniens, autoproclamés «réalistes» ne diffèrent guère -la sincérité en moins- en fait de ceux que nous appelons avec mépris conservateurs traditionnels.

Les uns et les autres défendent en effet les mêmes privilèges liés à leur position sociale traditionnelle et s’opposent vigoureusement à toute entreprise dont l’objectif avoué est
d’introduire des réformes dans ce pays pour permettre une meilleure répartition du pouvoir et des richesses entre les citoyens.
La différence tient cependant à la diversité des méthodes que les uns et les autres mettent en avant pour justifier le maintien de l’ordre ancien et la distribution inégalitaire qu’il génère. Les traditionalistes s’en tiennent «sincèrement» et sans doute honnêtement aux valeurs qui étaient celles des ancêtres. Ils s’accrochent à la tradition, à une certaine conception d’un islam auquel il est fait assumer la justification d’une hiérarchie sociale inégalitaire dans laquelle ils occupent le sommet. Ce qui leur permet l’accès prioritaire aux richesses grâce au contrôle de l’appareil de
l’Etat et l’appropriation des biens fonciers dans le cadre de la tribu.
Quant aux intellectuels «lucides», si l’on néglige les nuances, les accents, liés aux différences des disciplines de leur formation et à leur niveau de culture, on se rend aisément compte qu’ils surexploitent, pour en arriver au même but, ce qu’il faut bien appeler l’idéologie de la stabilité.Pour eux tous ceux qui s’avisent de revendiquer ou de lutter pour un nouvel ordre social, économique et politique dont l’objectif est d’atténuer les inégalités héritées de nos structures sociales traditionnelles et de la mauvaise gestion léguée par les différentes administrations militaires qui se sont succédées sur le pays depuis 1978, passent, à leurs yeux, pour des « utopistes»,victimes
d’illusion, des «charmants romantiques», des ennemis de la nation et, pour tout dire, des dangereux «révolutionnaires» dont les indignations sont certes légitimes mais tout aussi irrationnelles et dangereuses et font courir au pays les risques d’un désordre qui sera certainement fatal à son existence même.
A les entendre s’exprimer de cette façon, on se croirait en présence, chez leurs adversaires ou plus précisément leurs victimes, de dangereux idéologues aux systèmes de pensée cohérents qui prétendent non seulement connaître le fonctionnement exact et précis de la société, mais qui auraient aussi la prétention et l’ambition d’en définir l’avenir, même par la violence.
En réalité, les hommes et les partis dont ils s’épuisent à dénoncer l’ «irréalisme» sont bien plus prosaïques qu’ils ne le pensent. Ceux, en effet, qu’ont peut, avec une bonne dose d’audace, qualifier de gauchistes ou de gauchisants, c’est-à-dire les militants antisclavagistes et l’UFP n’ont, semble-t-il, à aucun moment eu l’idée de remettre en cause la matrice économique, mentale, institutionnelle et philosophique de l’inégalité sociale autrement qu’en avançant une lecture «progressiste» -mais qui est loin d’être systématique- de l’islam, contre lequel heureusement aucune réforme, révolutionnaire ou non, n’ est envisageable dans ce pays.Quant aux partis ou des sensibilités qui regroupent ceux qu’on désigne,à tort à mon sens, de «nationalistes» arabes ou négro-africains, ils symbolisent davantage le cynisme en politique que le rêve, dans la mesure où ils se moquent de ce qui est juste ou injuste dès l’instant qu’il n’entre pas en conformité avec ce qu’ils considèrent comme décisif pour leur «arabité» ou leur «négritude». Pour Ahmed Ould Daddah, franchement, nous ne voyons pas ce qui, dans son passé, son éducation, sa formation et son comportement, peut justifier le qualificatif de révolutionnaire au sens où il voudrait imposer par la violence des solutions à un corps social qui n’est pas prêt à les intégrer.
A vrai dire, la Mauritanie souffre de l’opportunisme et du scepticisme de ceux qui, ayant désespérés de voir autour d’eux un comportement moral désintéressé et patriotique, vous lancent cyniquement que tous les hommes politiques corrompus et donc interchangeables, que ce qui compte pour eux désormais c’est la recherche et la défense de leurs intérêts égoïstes quels qu’en soient les coûts négatifs pour le pays.
Ce raisonnement, dont on peut facilement deviner le niveau d’instruction de son auteur, est repris subtilement par certains intellectuels «sérieux» et «responsables» , mais présenté comme la conséquence d’une démarche scientifique.
D’emblée ils nous disent en effet que «la demande démocratique est faible », en raison, affirment-ils, «de l’absence de l’autonomie du citoyen mauritanien», du «manque d’identification à
l’Etat» et «du poids de celui-ci et de l’argent sur la majorité de nos concitoyens». La conclusion de cette démarche est fatale et sans appel : l’homme politique et l’intellectuel, pour jouer un rôle positif et s’adapter à cette réalité, doivent se contenter d’en épouser les contours, en suivre le mouvement et le rythme, en subir «le parcours historique», sinon, ils s’exposent à entretenir notre cher pays dans une dangereuse «instabilité» ou à «s’aventurer à faire de l’histoire sur mesure en vue d’assouvir des ambitions personnelles.»
Le poids de l’argent et de l’Etat ne méritent pas d’être discutés. D’abord parce qu’aucune élection, fut-elle -la plus démocratique- , dans aucun pays au monde n’a pu se faire sans la mobilisation de fortunes considérables. Ensuite, ce sont les tenants du pouvoir en place lorsqu’ils décident de peser sur une élection qui sapent les fondements de la démocratie, le vote en intimidant les électeurs.
Quant à la notion d’autonomie, elle nous parait intéressante, mais équivoque et sujette à plusieurs interprétations possibles. Ceux qui utilisent ce concept ici pensent notamment à l’autonomie par rapport aux sentiments tribaux, ethniques et familiaux. Par exemple, on vote en faveur de tel ou tel candidat parce que le chef de la tribu, du village ou de la famille nous a intimé l’ordre de le faire. On ne serait donc autonome que si notre choix était déterminé par une évaluation rationnelle des programmes présentés, indépendamment de toute pression extérieure
En fait, l’évaluation totalement rationnelle nous est, pour ainsi dire, interdite, en raison de notre appartenance à ces sociétés que les sociologues ou les anthropologues qualifient d’hétéronomes qui, selon eux, créent certes leurs valeurs, mais en imputent les origines à la tradition, à Dieu, ou à une autre instance transcendantale ; par opposition aux sociétés ouvertes d’occident où le questionnement est illimité. En ce sens aucun de nous n’est absolument autonome.
D’autre part, le choix de ces variables et l’efficacité qu’on leur prête ne sont ni anodins ni gratuits. Ils procèdent d’une posture politique. Il s’agit de démontrer que la résignation, l’immobilisme est la seule attitude honorable et acceptable puisqu’elle découle du respect d’une réalité encore largement marquée par le poids de la tradition. C’est du moins ce qui s’impose à celui qui ne voudrait pas voir son pays sombrer dans le chaos.
Mais si le sociologue doit s’abstenir de vouloir changer la réalité sous peine de déroger à son idéal d’objectivité, l’homme politique, lui, est tenu de prendre position de tenter de changer les choses, de peser sur les événements, sinon, le sens de son combat politique serait incompréhensible. De plus, nous connaissons des sociologues qui, loin d’exploiter les faiblesses que leur révèle l’étude de leur société pour l’asservir davantage, donnent au contraire des conseils aux décideurs susceptibles de les aider à surmonter ses penchants négatifs. Un sociologue, digne de ce nom, ne peut pas ne pas passer de la compréhension de sa société à la détermination de l’ordre souhaitable pour cette société.
Probablement à cause de leur réalisme, s’ils ont réellement pesé dans la campagne présidentielle passée, ils viennent de faire perdre à la Mauritanie une opportunité rare d’opérer un changement réel de sa façon de se gouverner.

 

Le 20/04/2007

 

R’CHID OULD MOHAMED
 

 

 

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