La décroissance : un modèle économique d´avenir ?
Par Guillaume Duval et Christine Mounier
A
en croire les principaux média, le bien-être de tous passe par une croissance
soutenue. Pourtant, pour un nombre croissant de personnes, un modèle
économique d´avenir et responsable ne passe plus forcément par la croissance
économique, mais au contraire par la décroissance.
Décroissance ou développement durable ? : Deux camps s´opposent sur
les réponses à apporter aux problèmes environnementaux et aux besoins de la
population.
Les événements climatiques extrêmes se multiplient, les déchets
s´amoncellent, les nappes phréatiques s´épuisent ou sont polluées, le pétrole
va devenir rare et son contrôle fait l´objet de conflits de plus en plus
violents, que ce soit en Irak ou en Tchétchénie. Dans le même temps, la
capacité du système économique à répondre aux besoins sociaux est de plus en
plus contestée. Les inégalités mondiales se creusent et si une partie de
l´Asie est en train de sortir du sous-développement, c´est en adoptant un
mode de vie dévoreur de ressources non renouvelables. Bref, et chacun (ou
presque) en convient désormais : on va dans le mur et il faut changer de mode
de développement. Et pas dans un siècle, dès les prochaines années. Mais
comment faire ? Un débat de plus en plus vif oppose les partisans d´une «
décroissance soutenable », organisant le recul de l´économie monétaire, aux
tenants d´un « développement durable » permettant de concilier croissance et
écologie.
Sur la gravité de la situation, il n´y a pas de désaccord majeur entre les
tenants du développement durable et les partisans de la décroissance. Ernst
Ulrich von Weizsäcker, Amory et Hunter Lovins, tenants du développement
durable, reprennent à leur compte, dans leur rapport « Facteur 4 », les très
sombres prévisions établies par les Meadows dans leur célèbre rapport de 1972
au Club de Rome sur « les limites de la croissance ». Ils envisagent
notamment le risque d´un effondrement brutal des productions agricole et
industrielle et de la population mondiale dans les prochaines décennies.
Quant à Lester Brown, autre tenant du développement durable, il consacre,
dans Eco-économie, des pages aux « signes de la tension » qui ne rassurent
pas davantage sur l´avenir. Il n´y a pas non plus de divergence sur la
nécessité d´une décroissance très rapide de la consommation de matières
premières et d´énergie, en particulier, bien sûr, des énergies fossiles.
L´éco-efficience au secours de la croissance
En revanche, les avis s´opposent sur le moyen d´y parvenir. Les tenants de
l´éco-économie mettent en évidence les nombreux moyens techniques déjà connus
pour consommer beaucoup moins de matières premières et d´énergie tout en
produisant autant de biens et de services (à travers le recyclage et une
autre conception des produits). C´est le fameux « facteur 4 » d´Ernst Ulrich
von Weizsäcker : on peut produire autant avec quatre fois moins d´énergie et
de matières premières. D´autres, plus ambitieux encore, parlent de facteur
10. Sans être des ennemis du marché, les tenants de l´éco-économie ne croient
pas que les mécanismes marchands sont susceptibles de rétablir seuls les
équilibres écologiques. Ils misent sur des politiques publiques très actives
et sur une refonte des systèmes fiscaux en fonction de priorités écologiques.
De plus, ils soulignent qu´il va falloir changer en un temps record
l´essentiel de nos infrastructures : remodeler l´urbanisme, changer
d´habitat, reconfigurer les moyens de production dans la plupart des
industries, etc. Cet énorme effort d´investissement est générateur de
croissance et, à la fois, nécessite de la croissance pour être mis en oeuvre
: la croissance faible des vingt dernières années en Europe a plus freiné la
transformation écologique des modes de production et de consommation qu´elle
ne l´a accélérée.
Attention à l´effet rebond
Les tenants de la décroissance ne croient pas du tout à un tel scénario. Ils
mettent en particulier en avant ce qu´on appelle l´effet rebond : à chaque
fois qu´on a réussi à économiser telle ou telle matière première pour
produire un bien ou un service, l´effet de ce gain d´éco-efficience a été
plus que compensé par un accroissement encore plus important des quantités
produites. Exemple avec le développement des technologies de l´information et
de la communication : elles devaient permettre de limiter la consommation de
papier. Or, c´est l´inverse qui est constaté : du fait de ces technologies,
jamais autant de choses n´ont été imprimées. Les tenants de cette analyse
soulignent également l´impossibilité d´un recyclage intégral des matières
premières : pour eux, le développement durable ne fait que retarder les
échéances.
Le coeur de leur critique ne se fonde cependant pas sur ces difficultés bien
réelles. Plus fondamentalement, ils reprennent le discours de ceux qui, avec
Ivan Illich ou Jacques Ellul, critiquaient radicalement la société de
consommation dans les années 60 et 70. « Ce n´est pas d´abord pour éviter les
effets secondaires d´une chose qui serait bonne en soi qu´il nous faut
renoncer à notre mode de vie - comme si nous avions à arbitrer entre le
plaisir d´un mets exquis et les risques afférents. Non, c´est que le mets est
intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous
détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux », disait Ivan Illich.
Que l´argent ne fasse pas le bonheur et que le produit intérieur brut (PIB)
par habitant mesure très mal le bien-être, cela fait aujourd´hui l´objet d´un
large consensus parmi ceux qui critiquent la société actuelle. Y compris chez
ceux qui sont favorables au développement durable, comme Ernst Ulrich von
Weizsäcker, Amory et Hunter Lovins, qui consacrent tout un chapitre de leur
livre à cette importante question. Mais, entre relativiser le PIB comme seule
mesure du bien-être et prôner sa diminution, il y a un pas qu´il vaut sans
doute mieux ne pas franchir.
Des arguments qui ne sont pas tous bons
Les partisans de la décroissance assimilent la croissance de l´économie au
seul développement des relations marchandes, agitant le spectre d´une
marchandisation du monde. Si c´était le cas, ils auraient raison de vouloir
faire reculer le PIB, mais ce n´est pas ce qui est observé : dans tous les
pays développés, et cela malgré les discours et les efforts incessants des
libéraux, la part de l´économie qui échappe à une logique purement marchande,
via les prélèvements obligatoires, ne cesse d´augmenter. La croissance de
l´économie monétaire n´est pas synonyme d´extension des rapports marchands :
elle se traduit également par la mise en oeuvre de mécanismes de solidarité
non marchands et par la mutualisation de nombreux services.
Les habitants des bidonvilles du Sud connaissent actuellement la
marchandisation du monde : tout s´y achète et tout s´y vend (y compris
souvent la justice et la police). Ce qui leur manque, et ce que la croissance
peut et surtout doit leur apporter, ce sont des services non marchands comme
des systèmes de santé, d´éducation, d´assainissement... Si on s´engageait sur
la voie de la décroissance au Nord, il y a de fortes chances en revanche que
ce soit cette partie mutualisée et non marchande de l´économie monétaire qui
en fasse les frais la première. Les vingt dernières années de croissance
faible en France et en Europe plaident plutôt en ce sens.
De plus, pour résoudre les problèmes environnementaux, il n´y a guère d´autre
solution que d´accroître le coût de nombreuses consommations (l´air, l´eau,
le pétrole, les minerais, etc.), dont les prix actuels ne reflètent pas les
dégâts causés sur l´environnement. Pour mettre fin à cette sous-tarification,
cause de nombreux gaspillages, il ne s´agit pas de marchandiser encore plus
le monde, mais d´imposer des taxes supplémentaires qui reflètent les coûts
supportés par la collectivité. Cette indispensable extension de la sphère de
l´économie monétaire est elle aussi porteuse d´une croissance de son volume.
Les tenants de la décroissance dénoncent enfin les gaspillages qui
caractérisent nos modes de vie par rapport à ce qui serait indispensable pour
assurer nos besoins de base, se nourrir, se vêtir, se chauffer... Ils
pointent notamment la mode des marques et les dépenses publicitaires qui la
nourrissent. Mesurés à l´aune de nos stricts besoins physiques, le gaspillage
ne fait aucun doute. Comme les profits qu´en tirent quelques multinationales.
Ceci dit, le capitalisme n´a pas inventé cette forte propension des hommes et
des femmes à dépenser beaucoup de temps et d´argent pour des consommations «
irrationnelles ». Les plus beaux monuments que nos ancêtres ont laissés sont
le plus souvent des palais, des temples ou des cathédrales, alors même que la
satisfaction de leurs besoins primaires était à l´époque bien moins évidente
encore qu´aujourd´hui. Il n´empêche, ils réservaient à ces constructions de
prestige la meilleure part des richesses qu´ils produisaient. Les formes de
consommation irrationnelles d´aujourd´hui ont perdu tout substrat religieux.
Mais leur fonction psychologique de réassurance individuelle et d´affirmation
de soi vis- à-vis des autres est-elle si différente d´hier ? En disant cela,
il ne s´agit pas de minimiser l´impact négatif, notamment écologique, des
achats compulsifs et des multiples produits jetés sans être véritablement
usés. Ni de dédouaner les pouvoirs publics de leur responsabilité dans la
lutte contre ces comportements, et surtout contre les offres qui les
suscitent, avec notamment les effets que l´on connaît en termes de santé
publique. Mais il faut souligner la difficulté d´infléchir ces habitudes dans
un cadre qui respecte les libertés individuelles. De tels comportements ne
tiennent en effet pas simplement à la capacité d´intoxication de la
publicité.
La question centrale de la démocratie
Que peut-on faire dans un cadre démocratique ? Cette question est centrale
dans le débat qui oppose les tenants du développement durable aux partisans
de la décroissance. Un des risques que nous courons au XXIe siècle, c´est
qu´on nous refasse, au nom de l´urgence écologique, le coup qu´on nous a fait
au XXe siècle au nom de l´injustice sociale : une avant-garde auto proclamée
s´arrogeant, au prétexte d´une prescience infaillible de l´avenir, la mission
de faire le bonheur du peuple malgré lui et d´accoucher aux forceps d´un «
homme nouveau ».
C´est notamment parce qu´ils ne croient pas possible de « vendre »
démocratiquement aux habitants du Nord une baisse de leurs biens et de leurs
services que les tenants du développement durable cherchent les moyens de
dissocier croissance et consommation de matières premières. Ils considèrent
que, pour limiter les inégalités mondiales dans un cadre pacifique et
démocratique, on ne peut se contenter de prendre aux habitants du Nord pour
donner à ceux du Sud. Les tenants de la décroissance, quant à eux, sont
généralement conscients de la difficulté de faire adopter démocratiquement
leur projet politique. Ils refusent cependant l´idée d´imposer la
décroissance par la force et ont confiance dans leur capacité à convaincre
leurs concitoyens de la choisir volontairement. Le monde idéal qu´ils
décrivent dans le quiz « Etes-vous développement durable ou décroissance
soutenable ? », qui clôt l´ouvrage Objectif décroissance publié par la revue
Silence, n´incite toutefois guère à l´optimisme quant à leurs chances de
succès : monsieur ou madame « décroissance soutenable » n´a pas de téléviseur
et ne regarde donc pas « certains soirs, les émissions intelligentes », il
n´a pas non plus d´ordinateur personnel et de voiture, ne prend jamais
l´avion et ne pratique pas le tourisme éthique, il n´achète pas de café, de
thé ou de chocolat, même issus du commerce équitable et labellisés Max
Havelaar, et ne veut pas entendre parler de taxe Tobin ; il ne place pas son
argent dans des fonds éthiques... Dur, dur ! Quoi qu´il en soit, et quel que
soit le parti finalement choisi entre développement durable et décroissance
soutenable, le temps presse : il faudra trouver les moyens de transformer
profondément les modes de production et de consommation dans les années qui
viennent.
La décroissance économique, ou la nécessaire prise de conscience de l´avenir
de la planète
Parler de « décroissance économique », c´est implicitement renvoyer à deux
autres notions économiques, celle d´économie libérale, et celle de
développement durable, et s`opposer à elles. Chacune de ces théories
s´articule autour de quelques notions-clés.
L´économie libérale repose essentiellement sur l´idée de croissance où les
performances économiques sont valorisées et recherchées pour elles-mêmes,
indépendamment des critères humains ou écologiques, et se mesurent à
l´augmentation du produit national. Ainsi réduite à sa plus simple
définition, l´économie libérale est un concept avant tout quantitatif et
unidimensionnel.
Le terme de « développement durable » est apparu pour la première fois dans
le rapport Brundtland (ONU, 1987), et est défini comme un « mode de
développement qui satisfait les besoins du présent tout en permettant aux
générations futures de satisfaire les leurs ». Or, cette définition prête à
confusion, et permet à chacun de l´interpréter dans le sens qui l´arrange :
ainsi, les industriels en retiennent surtout le mot « développement » et se
voient autoriser en toute bonne conscience à produire toujours plus, de
l´énergie, renouvelable ou non, des biens de consommation..., tout en
s´assurant dans le même temps que cela ne se fait pas au détriment de
l´environnement. Il s´agit alors pour eux de concilier leur exigence de
croissance avec une forme de protection de l´environnement, où leur objectif
de production n´est pas remis en cause, ni même limité, mais seulement
assorti du souci de ne pas être trop agressif pour l´environnement. Mais les
écologistes en particulier ne l´entendent pas ainsi, et récusent cette
interprétation au profit d´une autre, plus contraignante pour les industriels
: le développement durable permet effectivement de répondre aux besoins des
générations actuelles, mais sans pour autant compromettre la capacité des
générations futures à répondre à leurs propres besoins. A la différence de la
manière dont le comprenaient les industriels, le second aspect de la
définition l´emporte sur le premier, et la protection des diverses
ressources, humaines et écologiques, devient dès lors une priorité sur la
nécessité de production ou de croissance. Mais pour les tenants du
développement durable, celui-ci est trop souvent réduit à sa seule dimension
écologique, alors qu`il devrait mettre en oeuvre une approche globale où le
développement durable, c´est-à-dire à long terme, n´est viable qu´en
conciliant trois aspects indissociables : le respect de l´environnement, la
justice sociale, la rentabilité économique. Car si le développement s´évalue
de manière privilégiée dans le domaine économique, il s´apprécie aussi à la
qualité des ressources humaines, à l´équité sociale, au bien-être des
individus, mais aussi en termes d´environnement et de protection du milieu et
des ressources naturelles. Mais lorsque la croissance conduit à une
augmentation du produit national, mais aussi à un manque de repères
identitaires, à de l´exclusion sociale ainsi qu´à une importante dégradation
du milieu naturel, on peut sans doute parler de développement, mais
assurément pas de développement durable. Est-il dès lors possible de
concevoir une croissance qui s´assortirait en même temps d´un développement
durable et général, c`est-à-dire pas uniquement économique, qui permettrait
d´assurer le mieux-être des hommes ? C´est pour cette raison que certains
préfèrent parler de développement soutenable, entendant par-là ce que le
milieu naturel pourrait supporter sur le long terme - ce qui revient à mettre
l´accent sur la notion de durabilité (où il y a cohérence entre les besoins
et les ressources naturelles globales sur le long terme) plutôt que sur la
limite jusqu´à laquelle l´environnement supportera un développement
économique sans dommage.
D´autres, qui s´inspirent des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, récusent
la notion-même de développement durable et préfèrent parler de décroissance
durable ou soutenable. Cette théorie est apparue à la suite d´une controverse
sur la croissance du PIB. Ses tenants pensent que la croissance économique
s´oppose aux valeurs qui devraient fonder la société occidentale en
accentuant les déséquilibres Nord/Sud, l´inégalité sociale, la précarité et
la pollution. Comme la planète ne peut soutenir le niveau de consommation
actuel en particulier des pays riches, il est indispensable que les habitants
de ces pays riches prennent conscience du déséquilibre économique et
écologique planétaire et fassent une démarche volontaire pour voir baisser
leur consommation de biens et d´énergie, ce qui doit passer, entre autres,
par une politique accrue du recyclage.
Source : dossiersdunet
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