A.H.M.E.

ARTICLE 20 :

 

L'Ethnicité en Afrique

 

 

Parutions - Soudan, Mauritanie extrait du  site Aircrige

L'Éthnicité en Afrique

Par Oumar Diagne

 

Lorsque nous parlons d'éthnicité, c'est pour mettre en évidence l'ethnie comme entité opérationnelle dans le champ politique. Pour mieux clarifier notre réflexion, il nous semble utile de dessiner le contour de la notion, avant d'analyser les modalités fonctionnelles de l'ethnie en politique.

Lorsque nous nous référons à l'ethnie dite peulh, qui couvre une bonne partie de l'Afrique sub-saharienne, nous pouvons nous demander ce qui unit, de nos jours, cet ensemble. Quel lien, actuel, existe entre les peulhs Borero du Niger et ceux de la vallée Sénégal d'un point vue économique, linguistique, culturel ? Nous ne pouvons guère nier l'existence d'une base linguistique commune, ni passer sous silence les éléments qui attestent d'un lien au sein cette "communauté". Nous retrouvons, plus ou moins, l'attachement à la vache chez les différents groupes peulhs ou ayant une origine peulh. Des singularités existent, cependant, dans cet ensemble  que l'on nomme sous le même vocable. Il arrive, par exemple que des peulhs de régions différentes aient du mal pour se comprendre. Si les peulhs Borero sont restés repliés dans leurs traditions ancestrales, ceux de la vallée du fleuve Sénégal ont adopté plusieurs normes inconnues des Boreros. Les peulhs Boreros gardent la particularité d'avoir su préserver leurs repères culturels. Cette volonté est cependant aujourd'hui fragilisée. On appelle les peulhs Borero, les Woddabé (gens de l'interdit), parce qu'ils ont refusé d'être islamisé. Ils constituent l'un des rares groupes peulhs à avoir gardé depuis des temps immémoriaux une tradition presque intacte. Les Boreros sont demeurés dans leurs espaces, gardant jalousement leurs coutumes: leur cosmogonie est tout à fait particulière. Leur vision du mariage, leur vie sexuelle, leurs rites ressemblent peu à ceux des autres peulhs dispersés à travers le continent africain. La plupart des peulhs des autres régions ont adopté l'Islam qui a considérablement modifié leurs rapports avec les traditions anciennes.

Ce que cela montre est que l'ethnie n'est pas un groupe statique, mais en évolution. Il peut en effet y avoir des rites, des expressions linguistiques, des pratiques économiques, des modes d'organisations différents au sein d'un groupe désigné comme ethnie ou qui se revendique d'une même appartenance.

Sur le plan économique, il existe des modes d'organisation dissemblables entre les peulhs Borero, dont la vie est essentiellement organisée autour de la vache, et les autres. Certains peulhs, le long de la vallée du fleuve Sénégal, se sont sédentarisés et pratiquent l'agriculture, la pêche, la forge etc. Les haalpulaars du Foutra Toro sont un mélange entre peulh, wolofs, sérères, et même maures. Nous serions même tentés de penser qu'ils forment un groupe à part. Ceux que l'on désigne en Mauritanie comme maures blancs sont issus d'un brassage entre berbères et arabes. Les maures noirs quant à eux sont des anciens négro-africains pris comme esclaves. Ils ont été culturellement assimilés par les maures blancs.

Le concept d'ethnie est un concept difficile à cerner. De nombreux travaux qui s'y sont attachés témoignent de la nature délicate de la tentative(voir à ce sujet J. L. Amselle et E. M'Bokolo, Au coeur de l'ethnie, Paris, Découverte, 1985). Ce concept, souvent utilisé par les ethnologues occidentaux ou par d'autres catégories socio-politiques, se heurte à une réalité complexe. "Selon les sources démographiques, les groupes ethniques ont des tailles qui peuvent varier du simple au quintuple, et les localisations géographiques sont loin d'être évidentes. S'il fallait organiser une réunion des ethnies de la Côte d'ivoire, du Kenya, ou du Zaïre, l'on consacrerait sans doute l'essentiel des travaux à définir les groupes concernés, à organiser les découpages territoriaux, déchiffrer les mixages, à interpréter les brassages de populations, à localiser les individus appartenant à la même tribu, mais géographiquement répartis sur des espaces différents; Et l'on devrait constater l'inefficacité et l'arbitraire de tels groupes, aussi légitimes les uns et les autres." Célestin Monga, Saloan School of Management, Massassuchetts Institute of Technology, dans Droits de la personne, droits de la collectivité en Afrique. Editons Nouvelles du Sud, 1998, Page 45.

Si nous recherchons à travers l'histoire l'origine du terme, nous constatons que son usage est variable. Chez les Grecs, le terme ethnos renvoie à l'idée de populations "inorganisées ou secondaires". Pour les Latins, le terme ethnicus désigne les païens. C'est cette idée de l'ethnie que la tradition chrétienne a véhiculée. Ce sont surtout les théories de classification raciale au XIXe siècle qui, pour distinguer les peuples civilisés des populations dites primitives, vont imposer le terme. Il y aurait ainsi des peuples civilisés, qui seraient des nations, et des peuples non civilisés, qui seraient des ethnies. En 1896, Georges Vacher de La Pouge emploie le terme pour désigner une "population dont le fond racial ne se modifie pas malgré de nombreux changements linguistiques ou même des scissions démographiques." En 1920, Félix Regnault se réfère au seul élément linguistique pour désigner une ethnie. Entre les deux guerres, on se référera tantôt à l'élément linguistique, tantôt à l'élément biologique. L'utilisation du terme par les ethnologues est quant à elle ambiguë. Les critères linguistique ou ethnonymique peuvent être retenus. Les deux critères sont souvent difficiles à manier, face à la réalité complexe des populations étudiées. Ce que nous pouvons retenir est que l'ethnie est un ensemble de personnes ayant un lien déjà ancien, susceptible d'être réinterprété en fonction d'enjeux divers.

Le second aspect qui mérite d'être souligné nous montre le caractère paradoxal de l'influence de l'ethnie sur le champ politique africain. Aujourd'hui, nous assistons à une recomposition de l'occupation des espaces qui engendre des mutations culturelles. Les villes sont devenues des lieux carrefours où des personnes aux appartenances ethniques diverses se croisent et s'influencent mutuellement. Pourtant, c'est dans ce contexte que des conflits ethniques surgissent en Afrique. Nous avons pu le constater récemment au Congo Brazzaville. Dans certaines villes africaines, les quartiers sont occupés en fonction des origines ethniques, tribales ou autres. De nombreux jeunes nés dans les villes ne parlent guère la langue de leurs parents, ne pratiquent que difficilement les coutumes de leurs géniteurs. Comment pourrait-on alors expliquer ce paradoxe où le dynamique côtoie le statique ?

C'est dans un univers en métamorphose que surgissent des conflits ethniques sur le continent africain. Plusieurs axes de réflexion nous permettront de mener à bien notre analyse. D'une manière générale, le problème de l’ethnicité pose la question du rapport à l'autre. Un second aspect est celui de la mutation imposée des modes d'organisation de l'Afrique précoloniale.

 L'autre.

L'autre est toujours autre, étranger car il est une individualité que nous ne pourrons jamais inscrire totalement dans notre champ de compréhension. Toute tentative d'assujettissement de l'autre à notre représentation conduit nécessairement à une restriction de la possibilité de notre rencontre. L'autre ne peut être réduit à un objet de notre lecture, car notre perception est toujours sujette aux limites de notre imaginaire. Pourtant, cet autre qui nous intrigue, nous avons, souvent, besoin de le ramener à notre regard.

Cette tendance, malheureusement humaine, à laquelle n 'échappe même pas le chercheur en sciences humaines se manifeste dans nos quotidiens. Madeleine Grawitz, dans son ouvrage intitulé "Méthodes des sciences sociales" (Dalloz) nous dit ceci: "Les sciences sociales exigent de façon aussi impérative mais avec plus de difficultés, la fameuse rupture épistémologique réclamée par Bachelard dans les sciences de la nature. Lazarsfeld nous donne une série d'affirmation de fausses évidences.  Les soldats dotés d'un niveau d'instruction élevé présentent plus de symptômes psycho-névrotiques que ceux qui ont un faible niveau d'instruction." L'explication est facile à trouver, tout le monde sait que l'intellectuel a un système nerveux plus fragile. "Les soldats de race blanche sont davantage portés à devenir des sous-officiers que les soldats de race noire. Cela va de soi, puisque chacun sait que les noirs sont paresseux et n'ont aucune ambition. Or les résultats réels de l'enquête sont exactement opposés aux affirmations ci-dessus. En réalité les soldats les moins instruits étaient les plus sujets aux névroses et ce sont les soldats noirs qui souhaitaient le plus vivement une promotion." Nous comprenons ainsi combien il est difficile pour les spécialistes de saisir la complexité de la réalité humaine, sans préjugé. Il nous parait aussi laborieux, pour des individus non investis dans la recherche, d'avoir une perception exacte de l'autre et de sa culture.

Nous constatons, d'autre part, que pour dominer, les hommes ont souvent besoin d'une représentation de l'autre, d'un discours pour justifier leurs pratiques. L'exclusion de l'autre passe aussi par un "laïus". C'est au nom d'une mission civilisatrice que s'est faite la domination coloniale. C'est au nom de la supériorité de la race aryenne qu'Hitler a propagé le sens de son action. Le pouvoir en place en Mauritanie et ses acolytes ont fait croire à certains que tous les noirs de culture négro-africaine en Mauritanie étaient des Sénégalais. La reconnaissance de l'autre égal à soi même, en droit et participant d'une même universalité est une question fondamentale pour l'humanité. La propension grégaire et répandue est de nier l'autre, différent, pour l'assujettir ou pour l'exclure. En même temps que la France prônait les valeurs d'égalité entre tous les hommes, elle s'acharnait à coloniser d'autres peuples auxquels elle ne reconnaissait même pas les droits qu'elle proclamait. Dans son oeuvre colonisatrice, elle opérait la distinction entre colons et indigènes. Toute vie en communauté ou impliquant des relations exige un certain nombre de repères qui incitent les individus à cohabiter ou à se rencontrer. La qualité d'une vie en communauté, d'une rencontre, dépend du respect des droits des uns et des autres. Nous verrons quelle est l'importance de cette idée dans notre réflexion.

La question de l’etnicité n'échappe pas à cette grille d'analyse. Lorsque nous nous identifions à une ethnie, à une culture, à une civilisation, nous avons tendance à nous méfier ou à repousser ce qui nous est étranger. La question de l'autre ne se pose plus, ici, à un niveau individuel mais au sein d'une appartenance. Notre famille, notre tribu, notre clan, notre village, notre "nation" sont des cadres où nous pouvons développer notre solidarité. Ils sont, en partie, notre prolongement. Nous pouvons avoir l'illusion que les valeurs de notre groupe d'appartenance sont meilleures que celles des autres. Nous pouvons croire que notre culture, notre manière d'être, sont les seules valeurs respectables. Chacune de ces cellules peut être "la meilleure ou la pire des choses. Ou bien elle signifie un repli dans des micro-cultures de groupes... désarticulées entre elles et cela met en danger la cohésion du tissu social." (Souleymane Bachir Diagne, dans Etat, démocratie sociétés et culture en Afrique, édition Démocratie Africaine 1996 p. 41). Les difficultés de coexistence entre ethnies sont liées à la question de l'ouverture à l'autre. Disons plus précisément, ici, aux corps qui nous sont étrangers. Dans une expression ethniciste, l'autre est pensé à travers notre appartenance et à son appartenance à un groupe désigné comme étant autre. Le rejet de l'autre est une tendance "instinctive" que l'on pourrait identifier à différents niveaux de l'histoire humaine. Elle peut se manifester dans le tribalisme, le nationalisme etc. Il n'y a que la conscience d'une humanité commune qui nous permet d'échapper à cette dérive. Seuls des codes permettront une cohabitation pacifique aux sein des Etats africains multi-ehniques. Il est donc impératif d'institutionnaliser un pacte fondateur de rapports dans ces corps nouveaux (Etats post-coloniaux). Si chaque citoyen n'est pas reconnu dans ses droits, ce sont les relations interpersonnelles, intercommunautaires qui prennent le dessus. Le repli identitaire, au sein de l'ethnie, devient le moyen de rechercher la sécurité. En d'autres termes il se pose, pour beaucoup d'Etats africains issus des indépendances, la question du fondement d'une coexistence entre ethnies dont le hasard de l'histoire a fait qu'elles vivent ensemble dans des cadres qu'elles n'ont pas décidés, voulus ou conquis. Comment donc édifier des espaces collectifs au sein desquels des repères sont définis pour asseoir une vie collective plus élargie?

Dans de nombreux cas, la réalisation de cette nécessité est entravée par divers facteurs. Nous observons dans ces Etats, sous tension, que les corps anciens resurgissent pour faire obstacle à  "la cohésion du tissu social". Certains conflits récents et ouverts, tels ceux du Rwanda, du Burundi, de la Mauritanie, du Congo Brazzaville et d'autres, nous exhibent une tragique réalité. Plusieurs explications nous permettront d'appréhender les raisons de ce type de conflit.

La première qui nous vient à l'esprit est le caractère hasardeux de ces Etats. Si nous poussons notre réflexion jusque son extrême, nous pouvons dire que tout Etat est artificiel. Aucun ordre naturel ne fixe les espaces étatiques. L'Etat est une création humaine. Au-delà de ce constat, nous pouvons dire que la plupart des Etats africains, dans leur configuration actuelle, ne répondent à aucune dynamique interne. Au contraire, c'est une volonté extérieure qui les a imposés, d'où la difficulté de leur intériorisation. Il arrive souvent que des habitants d'un même pays se reconnaissent plus dans leur appartenance ethnique que dans celle de leur Etat. L'Etat est avant tout, une création, une histoire, forgée par le temps. Il est donc essentiel que ceux qui vivent dans un Etat intègrent son histoire. Pourquoi des difficultés de cohabitation font-elles encore, après plus de quarante ans d'indépendance, des ravages ?

Le ciment qui a servi à la fondation des Etats africains est friable. L'existence des Etats africains tient de la volonté d'un colonisateur qui poursuivait des ambitions autres que celles des africains. Ces Etats sont une juxtaposition de peuples au sein d'espaces malencontreusement tracés. Des ethnies, des nations, des peuples, se sont vus contraints à cohabiter dans des cadres qui leur sont complètement étrangers. Cette situation est à la base d'un potentiel explosif.

Les conflits ethniques, en eux-mêmes, ne répondent pas à une nécessité africaine. L'histoire du continent nous gratifie d'exemples où des ethnies différentes ont vécu dans le cadre d'un Empire, d'un Etat sans que cette coexistence ne conduise à des confits. Le Ghana, le Mali et d'autres sont d'anciens exemples. Ces Etats avaient une histoire interne qui fondait la vie commune entre ethnies différentes. Certains Etats africains actuels ne connaissent pas de conflits de ce type.

Le même colonisateur, qui a forgé ces Etats fantômes, n'hésitera pas à créer des clivages ethniques. L'entité Rwandaise existait avant la pénétration coloniale. Il n'est guère une création des occupants. Une royauté dirigeait le pays. Tous les Rwandais obéissaient à la même autorité. L'appartenance ethnique n'intervenait pas comme fondement de la soumission. Ce sont les envahisseurs qui ont fabriqué de toutes pièces un clivage ethnique, en fonction de leurs intérêts. Nous connaissons les conséquences dramatiques de cette manoeuvre (voir Jean Pierre Chrétien, Le Défit de l'ethnie. Rwanda et Burundi, 1990-1997, Paris Kharthala, 1997 et Ethnicitéet politique, les crises du Rwanda et du Burundi depuis l'indépendance, PUF 1996 p 111-124). Une fois l'indépendance acquise, les puissances dominantes et leurs alliés locaux, ont continué à jouer sur les paramètres ethniques pour préserver leurs intérêts. Les anciens dominateurs ont soutenu des pouvoirs ethnicistes ou même favorisé l'émergence de conflits, là où ils n'existaient pas.

Les dirigeants africains post-indépendance ont, tous, été formés à l'école des colons. Ils ont repris, pour la plupart, les méthodes de leur(s)maître(s), pour se maintenir ou pour arriver au pouvoir. L'opposant guinéen Ba Mamadou nous avance ces propos qui sont très instructifs: "C'est encore plus net - la nécessité de l'alternance ethnique - puisque j'ai eu la chance d'avoir un rapport de l'O.N.U. qui a proposé l'alternance ethnique au Burundi; les Africains ne veulent pas voir la réalité en face. Beaucoup d'intellectuels disent je "suis contre l'ethnocentrisme"; le peuple malheureusement n'a pas compris cela. Si dans un même pays, la même ethnie doit toujours avoir le pouvoir tout le temps, ce sera la guerre comme ce qui est arrivé au Rwanda".

Cette réflexion nous démontre la difficulté qu'ont les dirigeants africains pour sortir du piège qui leur a été tendu.

Des opposants actuels, pour arriver au pouvoir, s'adossent, eux aussi, sur leur appartenance ethnique. Les corps anciens (clans, tribus, ethnies) ressurgissent dans un corps nouveau (Etat post-colonial). Certains penseurs africains utilisent, aujourd'hui, le concept d'ethnodémocratie pour décrire certaines situation en Afrique. Le témoignage de l'opposant guinéen nous conforte dans notre constat. Certains pays africains peinent à faire émerger des valeurs communes, au-delà des appartenances particulières. Ces valeurs collectives ne peuvent se réaliser sans la reconnaissance des uns et des autres comme sujets de droits et impliquent un pacte fondateur. Si ce pacte n'est pas élaboré, les appartenances anciennes font obstacle à l'édification d'une appartenance plus élargie. (Babacar Sine, dans Etat, démocraties, sociétés et cultures en Afrique p.14). Nous sommes face à la nécessité d'institutionnalisation d'un espace public où des règles communes définiraient la place de chacun au-delà des appartenances particulières.

 L'espace public d'identification

Les conflits ethniques, en Afrique, sont liés à l'absence d'un lien inventé qui scelle une destinée commune. Comme nous l'avons déjà évoqué, la plupart des premiers gouvernants des Etats africains indépendants sont des héritiers du colonialisme. Leurs rapports avec les populations des pays qu'ils gouvernent ou gouvernaient sont proches de ceux des colons. La plupart d'entre eux ont accédé au pouvoir avec l'aide des anciens occupants. Pour se maintenir, beaucoup de politiques africains ont usé des mêmes stratagèmes que ceux de leurs soutiens. Ils ont dressé des ethnies les unes contre les autres.

De la même manière que la traite des esclaves et la colonisation ont été facilitées par des collaborateurs africains, le néocolonialisme s'est opéré grâce à des complices africains. "La liste ensanglantée des patriotes qui ont eu le tort de rêver à une Afrique indépendante et unitaire et africaine est interminable. Ouverte avec le meurtre de Ruben Um Nyobe en 1958, elle se rallonge d'année en année. Félix Moumié, empoisonné par un agent de la main rouge sous Ahmadou Ahidjo; Ernest Ouandié, fusillé; Patrice Lumumba, trahi par Mobutu Sésé Séko et assassiné par Moïse Tsombé; Kwamé Nkrumah trahi par ses compagnons de route et condamné à la mort en exil; Modibo Keïta empoisonné" sous le règne de Moussa Traoré; Thomas Sankara trahi et tué au nom d'une politique de rectification prônée par Blaise Compaoré, etc." (Doumbi-Fakoly, Afrique Renaissance, Silex Nouvelle du Sud.p.73).

Nous avons récemment constaté, en Côte d'Ivoire, une course au pouvoir qui s'est articulée autour de l’ethnicité. Nous savons que ce pays été, pendant longtemps, une terre d'accueil de nombreuses populations de la région. Aujourd'hui malheureusement le champ politique ivoirien est miné par la notion d'ivoirité et de non ivoirité, par une citoyenneté du nord et une citoyenneté sud. A défaut de pouvoir répondre aux besoins des populations, les dirigeants africains ou ceux qui aspirent à l'être, inventent des moyens pour détourner les opinions publiques des véritables enjeux. Le manque d'éducation des populations, la difficulté d'accès à une lecture critique, les tracasseries quotidiennes, font qu'il est aisé de faire opérer les sentiments au détriment d'une pensée constructive. Nécessairement, là où n'opèrent que les passions, toutes les formes de dérives sont possibles. Aucune société n'échappe aux tentations de négation de l'autre. Il reste que la critique collective demeure un garde-fou pour des sociétés ayant intégré le principe d'égalité entre les hommes. L'acceptation d'une humanité, reconnue à chaque être, par une majorité, fait barrage aux tentations fascisantes.

A défaut de pouvoir mettre en oeuvre des projets de société viables, souvent à cause d'une carence intellectuelle ou simplement d'un idéal, de nombreux dirigeants africains inventent ou aiguisent des tensions entre communautés pour demeurer. La question essentielle est celle de l'édification d'une nation, pour que des nations _ si nous pouvons nous permettre _ ou que des peuples reconnus dans leurs droits, puissent coexister pacifiquement. Entendons par l'idée de nation comme une notion impliquant une volonté de vivre ensemble pour envisager l'avenir en commun. Face à la déstructuration des liens anciens, une très faible créativité des leaders africains vient aggraver la situation. Dans de nombreux, cas il y a un détournement des liens anciens à des fins opportunistes.

Différentes ethnies ont cohabité pacifiquement au sein plusieurs espaces. Ce sont des relations qui se sont forgées à partir d'une histoire d'acteurs qui n'étaient pas que des passifs. Un certain sens, africain, traditionnel, de la relation pourrait aussi expliquer le caractère pacifique ou pacifié de certaines rencontres. Certes, aucun peuple n'est parfait, mais en Afrique des modes de régulation de conflits existaient. Lorsque les peulhs ont trouvé, sur la vallée du fleuve Sénégal, les sérères ou les lébous, il y a eu une interpénétration qui a pacifié leur relation. Des mariages ont fondé une "parenté". Aujourd'hui, encore, nous pouvons trouver les traces de cette rencontre, par un simple recensement des noms des haalpulaars du Fouta Toro. Il en est de même de la relation entre les maures et les wolofs dans la vallée. Il y a des alliances entres Emirat maure et empire Wolof pour mettre fin aux conflits. Encore aujourd'hui, si un haalpulaar du Fouta Toro rencontre un sérère, spontanément, ils se moquent l'un de l'autre. C'est ce qu'on appelle le cousinage de plaisanterie.

Très peu de dirigeants africains ont eu pour souci, après les indépendances, de construire des nations viables. La plupart d'entre eux avaient pour préoccupation majeure de se maintenir. Pour arriver à leur fin, toutes les stratégies imaginables étaient bonnes à utiliser. A partir de ce moment, le recours à l'ethnicisme pouvait ou peut être pratiqué. Les acteurs politiques ont expérimenté la nature malléable de populations fragilisées par l'absence d'un sens, d'un avenir, autour de la question ethnique. Leur volonté est de construire un fantasme qui conduirait à une anesthésie du sens critique. Ils arrivent ainsi à engendrer une haine entre des communautés. Une fois les passions installées, la porte de folie est entrouverte. L'horreur peut prendre des dimensions inattendues. Les conséquences de certains conflits ethniques sont insupportables. Elles nous poussent à nous interroger sur notre propre humanité.

Si les politiques africains jouent sur des sentiments ethniques, cette manière d'agir n'est pas leur propre. Dans les pays dits développés et démocratiques, souvent, dans des périodes de crise, de confusion, d'absence de perspectives, il est aisé de faire jouer certaines fibres. Nous constatons qu'au lieu de s'attaquer à l'incapacité des pouvoirs politiques, une certaine composante de la population désigne les étrangers comme responsables de leur malheur. Certains acteurs politiques reprennent, à leur compte, cette vision et la propagent.

A la veille de l'indépendance de la Mauritanie, celui qui sera le premier président du pays, Moktar Ould Daddah, s'était engagé à fonder l'unité mauritanienne dans le respect des spécifités de chacune de ses composantes (voir Le Monde du 3 avril 1958). Cette promesse n'a pas tenu longtemps. Rien ne garantissait la naissance de l'Etat mauritanien. Il aurait pu ne pas exister. La partie sud du pays aurait pu intégrer la Fédération du Soudan et le Nord devenir marocain. Une autre solution aurait pu être envisagée. Par le biais de l'enseignement, les pouvoirs qui se sont succédés après l'indépendance on tenté, progressivement, d'imposer l'arabe ou l'arabité.

A partir de 1965, l'enseignement de la langue arabe devient obligatoire dans le secondaire par une loi du 30 janvier 1965. Plusieurs réformes se succéderont pour élargir l'enseignement de cette langue. Elles vont engendrer le mécontentement des négro-africains qui se voyaient, progressivement, obligés à se convertir à une culture autre que la leur. Ce n'est pas la langue arabe en elle-même qui est rejetée. Nous savons que de nombreux négro-africains ont fait de longs voyages, pour étudier la langue arabe, en Egypte ou ailleurs. Le refus des négro-africains porte sur l' instrumentalisation de cette langue pour, subtilement, les exclure, les assimiler. En dehors de cette volonté d'assimilation et d'exclusion culturelle, les arabo-berbères ont toujours eu le privilège de diriger le pays. Cette situation a engendré une frustration des négro-africains qui ont ressenti une forte marginalisation. L'année 1989 marquera l'apogée de cette politique discriminatoire. Des milliers de négro-africains furent déportés au Sénégal et au Mali, d'autres emprisonnés, assassinés. Des noirs, du seul fait de leur appartenance "ethnique", furent chassés de l'armée et de la fonction publique. Il faut aussi insister sur le fait que des habitants de la vallée se sont vus déposséder de leurs terres qui constituaient l'élément essentiel de leur survie, en même temps qu'un lien avec leurs ancêtres.

Nous constatons, ainsi, l'incapacité ou le manque de volonté des dirigeants de fonder un Etat où les droits de chacun seraient respectés. L'Etat, comme nous l'avons déjà souligné, est un artifice qui pour sa viabilité, suppose un espace public dans lequel des individualités se déploieraient en fonction de règles générales qui fixeraient les rapports entre tous. Il suppose aussi que toutes les composantes de sa population trouvent un intérêt dans son organisation et son fonctionnement. Plus les uns et les autres trouvent des avantages dans son aménagement, mieux un Etat à une chance de connaître une stabilité. On pourrait nous rétorquer que, même dans les pays démocratiques, la règle ne s'applique pas à tous et qu'il existe des privilégiés. Nous répondrons que le contexte, dans plusieurs Etats africains, est différent de celui des Etats dits démocratiques.

Dans les Etats démocratiques, le principe de l'égalité de tous devant la loi est admis. Si des individus se pensent au-dessus des lois, il y a des forces qui se dressent et tentent de faire respecter la règle au nom d'un principe. Certes, ceux qui sont puissants trouvent, souvent, des stratagèmes pour se prémunir de la sanction. Cela n'empêche pas que des personnes se dressent contre ces pratiques qui remettent en cause le contrat collectif. Les rapports de force du moment déterminent l'issue. Dans de nombreux Etats africains, le fait d'être au pouvoir ouvre de nombreuses portes. Il y a des résistances contre ces pratiques, mais elles sont encore embryonnaires. L'Etat post-colonial africain est un lieu de privilèges pour ceux qui le dirigent et pour leur entourage, sans que des forces puissent faire obstacle à certaines pratiques. Ceux qui dirigent favorisent leur famille, leur clan, leur tribu, leur ethnie etc. La naissance d'une société civile suffisamment engagée pour la défense de valeurs collectives pose encore problème. Chaque espace occupé au sein de l'Etat, en Afrique, entraîne, fréquemment, de nombreux privilèges. Le problème est donc celui de la construction d'un espace public où les uns et les autres ont le contrôle sur la vie collective. A défaut, les dirigeants, les agents de l'Etat trouvent dans l'institution publique un lieu de profit sans inquiétude aucune. Le soutien d'une ethnie à un dirigeant, issu de son rang est donc compréhensible, pour plusieurs raisons d'ailleurs. L'ethnie, la tribu, le clan se sentent honorés. C'est aussi pour l'ethnie une occasion de faire jouer les liens pour bénéficier d'innombrables faveurs. Il faut noter que le lien avec le groupe est une donnée essentielle dans un univers où l'individualité est encore faiblement porteuse de sens. L'appartenance à groupe détermine et oriente les actions de chacun, "... la prégnance de la tribu est, en Afrique, une donnée fondamentale dans le comportement des êtres qui la constituent. Sa fonction identitaire est de première importance. L'insulte suprême est celle qui porte atteinte à l'honneur de son groupe ethnique..." (André Dedet Université de Nouakchott, Droit de la personne, droit de la collectivité en Afrique, Editions Nouvelles du Sud, p.13). Si les sociétés africaines sont en mutation, il n'en demeure pas moins que les marques du passé produisent encore leurs effets. "Les traditions ne disparaissent pas complètement dans l'ordre post-traditionnel, même pas dans les sociétés les plus modernisées, mais elles émergent d'une façon différente dans de nouvelles relations" Marc Poncelet, Gregor Stangherlin. Modernités et recomposition locale du Sens. Actes du colloque des 19, 20, 21 Mai 1999. FUCAM mai 1999)

Les gouvernants réveillent souvent l'orgueil communautaire pour désigner l'autre comme ennemi. Il y a eu, en Mauritanie, une fausse traduction en arabe du Manifeste négro-africain (Texte produit par le Forces de libération des Africains de Mauritanie (F.L.A.M.) qui a circulé pour faire naître chez les maures le sentiment d'être offensé par des négro-africains. La crise des Etats ethnicistes peut, surtout s'expliquer, par une absence de volonté, de perspicacité pour réorienter le cours d'une histoire qui a échappé aux Africains. Comme le fait remarquer François-Xavier Vershave. "En prime à tous ces maux, les colonisateurs ont légué aux dirigeants africains des superstructures et une vision des choses à peu près aussi datées que celles qui "flasher" Karl Marx et suscitèrent les contre-modèles soviétiques. L'Etat, second étage macropolitique, est issu en Europe d'un lent processus de fondation et d'édification des pouvoirs (et des contre-pouvoirs). Le résultat a été transféré en bloc, sans branchement sur une société politique organisée - on avait d'ailleurs tout fait pour la désorganiser! Les chefs d'Etat se trouvent avec le seul appui d'un clan ou d'une milice, la force pour légitimité, et la crainte logique d'être victimes d'un coup de force. Une telle déconnexion aurait de quoi pousser les plus sereins à la schizophrénie politique. L'Europe a laissé à l'Afrique un type d'Etat autoritaire et omnipotent, voire obèse, au moment où elle-même s'aperçoit que cet Etat est en crise: la France entamait sa propre décentralisation quelque temps après avoir transmis son modèle jacobin à la moitié des pays d'Afrique" (François-Xavier Vershave, Libres leçons de Braudel, Syros, 1994, page 79 et 80).

Pour conclure, nous dirons que pour sortir des conflits ethniques l'établissement d'un pacte s'impose. Ce pacte peut émerger suite à des conflits. Les rapports de force peuvent jouer quant à la détermination de son contenu. L'histoire d'un Etat n'est pas figée. Le contrat collectif est d'une manière permanente à renégocier. Dans l'absolu, enfin, les peuples ne sont pas tenus de vivre ensemble. L'essentiel est de trouver la ou les solutions qui permettent aux uns et autres de vivre ensemble leurs destins. Il ne faut pas oublier qu'au sein d'une même "ethnie" des conflits existent : conflits entre clans, tribus, conflits de pouvoir, ainsi de suite.

 

Oumar Diagne 

 

 

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