TEMOIGNAGE 5:

A.H.M.E.

 

 Oumar Diagne (août 2004) :

 

 

De la question de l’universalité humaine à la question de l’esclavage en Mauritanie

 

      Réfléchir, aujourd’hui, sur la question de l’esclavage en Mauritanie, demande de sortir des

    questions étroites dans lesquelles le problème est souvent enfermé. L’esclavage, en Mauritanie, ne

    peut être compris si on ne met pas en lumière l’essence bédouine et féodale de l’Etat mauritanien.

        

      D’un point de vue purement analytique, nous ne pouvons pas nous empêcher de prendre en

    compte le fait que la Mauritanie a émergé, quasiment, du néant et que ses fondements sont encore

    fortement marqués par un passé, encore récent. Il suffit de franchir les frontières du pays pour

    comprendre que les mentalités des Mauritaniens sont encore parmi les plus rétrogrades : esprit féodal

    très présent, absence de discipline, non respect des règles collectives, non respect de la propreté,

    orgueil déplacé etc.

       

      Même à Paris, les mentalités des Mauritaniens ne sont pas différentes de celles qu’ils avaient du

    pays. Il ne s’agit pas de vouloir faire des Mauritaniens des Sénégalais, des Burkinabé, des

    Occidentaux ou autres, mais simplement de montrer que, dans le monde où nous vivons, qu’il y a des

    valeurs qui sont universelles : égalité entre tous les êtres humains, le droit au respect pour chacun etc.

    L’essence humaine est partout la même et pour cela, la reconnaissance de l’égalité, en droits, des

    êtres humains est un pas important pour l’humanité entière.

       

      On aurait pu espérer que la question de l’esclavage soit véritablement une question centrale ainsi

    que la question nationale, mais l’opposition tout comme le pouvoir sont imprégnés, à plusieurs niveaux,

    d’un même esprit. De part sa culture, le Mauritanien a du mal à accepter que les êtres humains sont

    égaux en droits.

       

      Je me souviens, j’étais encore très jeune, la question de l’égalité entre les êtres humains se

    posait à moi. Un jour, je discutais avec quelqu’un, qui était beaucoup plus âgé que moi, qui me dit :

    « Regardes les doigts de ta main, tu verras qu’ils ne sont pas égaux, alors les hommes ne peuvent pas

    être égaux. » Récemment, j’ai parlé à quelqu’un que l’on écoute dans mon milieu d’origine, je lui ai dit

    que les Haalpulaar souffraient de leurs divisions et de leur esprit féodal. Il me répondit qu’il était

    légitime de se sentir supérieur à d’autres car les hommes ne peuvent être égaux. Nous sommes à

    Paris en 2004 !

       

      Au sein même de l’opposition, les schémas traditionnels sont reproduits. Les acteurs de la vie

    politique mauritanienne disent combattre pour la démocratie mais, dans le fond, ne croient pas à

    l'égalité de tous les citoyens. Un de mes amis, maure m’a dit, un jour, qu’il avait demandé, au cours

    d’une réunion politique, pourquoi il n y avait pas certains défenseurs des droits de l’Homme et son

    interlocuteur lui avait répondu que la réunion était une réunion réservée à la haute classe, entendez par

    là « l’élite » politique maure. On peut se demander, dans de telles conditions, si la question de l’

    esclavage va être, vite, réglée. C’est cette situation qui m’a poussé, un jour, à écrire. « Vous qui me

    parlez de démocratie, de vos lèvres jaillissent des mots- Et parmi eux revient, souvent,-Celui de la

    Démocratie.- Je me suis penché sur le livre des sens, -J’ai constaté -Que  vos dires et vos actes

    - Attisent le feu du mensonge- Laissez-moi une heure d’accalmie – Pour méditer sur votre « être ».

    - Vous traînez de réunions en réunions-  Pour insinuer que dire suffit. -Chers amis, - J’amasse le bois

    du feu purificateur pour la transe finale.- Ne me faites donc pas miroiter- Une félicité illusoire.- Dans la

    case des sorciers-Vous mijotez le gabarit de la marmite- Des fleuves de sang. »

 

      Les oppositions africaines ont souvent cette faiblesse qui est de ne pas être véritablement

    démocratiques. Ce qui explique les situations catastrophiques de certains pays africains où

    l’alternance a eu lieu. La démocratie demande une exigence vis-à-vis de soi, une exigence de la

    collectivité. Ce devoir d’exigence est, généralement, négligé dans les mouvements de lutte et dans les

    sociétés actuelles, en Afrique. L’accès au pouvoir et aux avantages qu’il engendre est, habituellement,

    la motivation essentielle des acteurs de l’opposition dans ce continent. Cela ne nous permet guère de

    justifier la pérennisation de régimes dictatoriaux, la corruption, le délabrement des Etats. Mais cela

    nous pousse à affirmer que les grands changements sont ceux opérés par les peuples eux-mêmes. Je

    pense à ce titre que le problème en Mauritanie, tout comme ailleurs en Afrique, est, comme le dirait un

    ami, celui de la rupture épistémologique. En fait il est urgent de rompre avec des représentations

    incompatibles avec un bon fonctionnement de l’Etat.

        

      Ce sont des situations comme celle de la Mauritanie qui poussent des auteurs comme

    Jean-François Bayard  à réfuter la thèse de l’historicité en mettant en avant qu’il y’a des emprunts

    locaux qui expliqueraient le fonctionnement des Etats africains. Il n’est pas, ici, question de débattre de

    ce sujet. Je reviendrai sur cette question dans un autre cadre. Ce que je peux, simplement, retenir est

    que les Africains ne sont pas des victimes innocentes car ils donnent les moyens à des auteurs

    occidentaux d’écrire tout ce qu’ils  veulent sur l’Afrique pour masquer leur racisme. On l’a récemment,

    encore, vu avec Stephen Smith avec son ouvrage « primé » qui s’intitule « Négrologie ».

        

      Si on prenait pour exemple un pays comme la France, on peut dire que la révolution française est

    le concentré de ce que nous voulons dire. C’est le peuple qui donne un nouveau contenu à l’Etat et

    impose ainsi les valeurs de la République. Le problème, dans un pays comme la Mauritanie, est cette

    masse opaque qui fait que l’instruit et le non instruit fonctionnent dans les mêmes moules. On peut, à

    partir de là, comprendre pourquoi, depuis l’indépendance du pays, en 1960, la question de l’esclavage

    n’est pas résolue.

        

      On sait bien que les esclaves des Maures ont très peu bénéficié de l’instruction et que la société

    maure qui s’est emparée du pouvoir depuis l’indépendance, est féodale. C’est pour cette raison qu’elle

    ne s’est jamais attaquée à la question, d’une manière frontale. Si la situation de l’esclave est différente

    dans la société noire, non harratine, pour des raisons historiques qui ont été plus favorables : influence

    coloniale, ouverture du Sud du pays vers des horizons autres, il n’en demeure pas moins que  cette

    population est fortement marquée par sa division en castes. C’est aussi une société où la notion

    d’égalité des hommes n’est pas en vigueur. On le voit d’ailleurs aujourd’hui. Au moment des élections

    et dans de nombreux cas, ce sont les fils de certaines familles qui se présentent comme candidats.

    Des luttes entre féodaux entraînent, des fois, des déchirements, jamais connus dans les villages où la

    recherche de l’harmonie était la règle. Certains auteurs poussent la réflexion jusqu’à se demander si,

    en Mauritanie, il ne serait pas plus judicieux d’organiser des assemblées tribales qui correspondent

    plus à la réalité. «  Mon sentiment est qu’il ne peut pas pour l’instant y avoir de démocratie en

    Mauritanie, au sens de participation collective qui soit basée sur un vote individuel. Plutôt que de faire

    une mascarade électorale très étendue, très coûteuse et parfaitement inutile, on pourrait, pourquoi pas,

    créer un Sénat directement tribal. »

 

      « La démocratie, dont l’essence (un homme, un vote) est la négation de la assabia, va donner

    une nouvelle jeunesse à cette tare (le tribalisme) que Moktar Ould Daddah avait pu domestiquer, à

    défaut de pouvoir vaincre. Depuis, les chefs militaires ont remis en selle les chefs de tribu. Dès lors le

    tribalisme, comme mode de gestion introverti d’une communauté, va étendre ses tentacules de plus en

    plus haut, jusqu’au sommet de l’Etat. Les partis d’opposition, eux non plus, ne vont pas échapper à

    l’emprise de l’hydre tribale. »  Ce n’est donc pas  la compétence, l’intégrité qui sont mises en avant,

    mais l’origine familiale de la personne.

        

      Dans de telles conditions, on peut comprendre que la question de l’esclavage ne soit pas

    préoccupante pour bon nombre de mauritaniens. On voit bien, aujourd’hui, de nombreux acteurs vouloir

    se préoccuper de la question. Mais il faut savoir que, pour une majorité d’entre eux, c’est parce que le

    problème de l’esclavage se vend bien sur la scène internationale. D’autre part, une des clés de l’avenir

    de la Mauritanie dépend de la prise de conscience des Harratine. Elle peut faire basculer l’avenir de la

    Mauritanie vers le camp des Noirs ou le camp maure, suivant le ralliement des Harratine. Le pouvoir le

    sait bien et tente de manipuler cette communauté.  

        

      Au-delà de la question des Haratine c’est la problématique du fondement de l’Etat qui se pose.

    Nous vivons dans un pays où l’Etat porte encore les marques de sa nature la plus artificielle. Les

    modes de représentation anciens viennent se greffer dans le fonctionnement de l’institution publique.

    Comme nous avons l’habitude de le dire, l’Etat suppose que l’intérêt collectif soit pris en compte, en

    premier. L’existence d’un territoire, d’une population, d’un pouvoir ne suffit pas à dire qu’une

    organisation est un Etat. Il nous paraît difficile de parler d’Etat, lorsque ce sont les intérêts particuliers

    qui sont dominants. Le rôle d’un Etat moderne est d’assurer les équilibres collectifs.

        

      L’une des tares essentielles des Africains est de ne pas affronter leur propre réalité et de suivre

    les courants ambiants pour se faire leur place. Nous pensons que la situation africaine est telle, que

    nous avons besoin, à l’heure actuelle, de femmes et d’hommes d’une certaine dimension. C’est pour

    cette raison que Mandela  restera une référence pour les Africains mais aussi pour l’humanité entière.

        

      Les grands hommes politiques sont ceux qui émergent des périodes difficiles pour faire avancer

    leur communauté. Pour cette raison, la réflexion de Max Weber reste actuelle.  A la différence de

    Raymond Aron qui fut un penseur « des périodes tranquilles », Marx Weber était marqué par un

    « tempérament passionnel et douloureux  qui était le sien. Aron fut, au contraire un penseur des

    périodes tranquilles, celles où les chefs des démocraties peuvent se contenter d’être d’honorables

    administrateurs, quelquefois de bons organisateurs, plus souvent des conciliateurs, en bref des

    périodes où la posture héroïque que Weber décrit…sous le nom de Beruf/vocation semble déplacée,

    et risque même d’apparaître comme du don quichotisme. Tocqueville avait déjà fait remarquer qu’il

    est des rythmes différents de fonctionnement de la politique, et que le profil des partis, ainsi que le type

    des hommes politiques varie selon les périodes. Il est des époques où s’épanouissent les grands

    partis politiques, ceux qui s’attachent aux généralités plutôt qu’aux cas particuliers ; aux idées et non

    aux hommes, d’autres époques au contraire où règnent les petits partis, sans foi politique, dont le

    caractère est empreint d’égoïsme qui se produit ostensiblement à chacun de leurs actes, et dont les

    moyens qu’ils emploient sont misérables comme but qu’ils se proposent. »  Weber met en avant, dans

    sa réflexion,  l’idée de la responsabilité et de la conviction. Weber avait « une piètre estime pour les

    comportements politiques qui ne laissent apparaître aucune conviction directrice. Un tel comportement

    se rencontre chez les Machtpolitiker (« politiciens épris de puissance ») pour lesquels la conquête du

    pouvoir et sa conservation constituent l’alpha et l’oméga. Il ne faut pas croire que Weber ne prenait pas

    en compte la réalité. En fait, il faisait la distinction entre la politique réaliste pour laquelle lui même

    militait, et la realpolitik préconisée par certains de ses contemporains…. La première reste inspirée

    par une conviction ou l’allégeance à une cause, tandis que la seconde se réduit à l’opportunisme pur. »

     

      Par rapport à la question de l’esclavage, de nombreuses prises de position relèvent de calculs

    politiciens et non de convictions profondes, tenant d’un humanisme ou du sens de la justice.

        

      Face à la situation actuelle de la Mauritanie, nous pouvons dire que seules de profondes

    pensées  peuvent changer le cours de son histoire d’une manière décisive. Malheureusement, les

    acteurs politiques mauritaniens, de tous bords, se nourrissent de banalités et manipulent une opinion

    publique arriérée et très peu formée. A partir de ce constat, il est aisé de comprendre pourquoi le

    problème des Harratine demeure encore entier. C’est, en fait, toute la société mauritanienne qui est

    traversée d’une culture rétrograde. Les pensées, qui sortent du cadre collectif, étroit, ne sont que

    difficilement comprises et les acteurs politiques usent et abusent de la situation. Ceux qui tentent

    d’assumer une attitude différente des comportements collectifs sont très mal vus même si les valeurs

    qui le guident sont nobles : respect du travail public, des citoyens, par exemple. Dans ce pays, les

    héros sont ceux qui participent au pillage de l’Etat, les opportunistes etc. Ce qui est grave est que

    chacun se croit le plus malin.

        

      Les politicards africains ont un devoir qu’il oublie, malheureusement, car la situation de gouffre

    dans laquelle le continent est plongé est exigeante. Elle ne demande pas seulement un faire semblant

    mais d’avoir une attitude conquérante qui permettrait de franchir de nombreux pas. Ce sont donc les

    principes qui doivent guider ceux qui veulent prendre en main le destin de tous ces pays empêtrés

    dans le chaos.

        

      Pour revenir au problème des Harratine, nous dirons qu’il s’agit d’une question épineuse qui

    pose le problème du rapport du Noir au Maure et plus particulièrement d’un rapport entre dominants et

    dominés, car, même dans la société noire mauritanienne non harratine, la question de la place des

    hommes de castes se pose.

        

      De nombreux maures ont du mal à considérer l’homme noir comme un être humain d’autant que

    leur idéologie d’appartenance au monde arabe leur donne le sentiment d’être supérieur au Noir. Ils

    préfèrent s’occuper des problèmes qui se passent au Moyen Orient plutôt que de réagir par rapport

    aux problèmes cruciaux de la Mauritanie. Leur complexe vis-à-vis de leur « arabité » incertaine est si

    puissant qu’ils sont noyés par leur égarement. Le Maure est d’abord un berbèro-arabe. C’est une

    population issue d’un brassage entre les berbères qui étaient majoritaires, à l’origine, et des arabes. Il

    faut noter que les Berbères sont des africains de souche et la société maure est fortement influencée

    par le monde négro-africain. Il suffit d’écouter la musique maure ou d’observer la division sociale de

    cette communauté pour s’en rendre compte.

        

      Il faut se rappeler que les Arabes ont pratiqué la traite avant les Occidentaux. Jusqu’aujourd’hui,

    dans les pays du Maghreb, les Noirs sont mal vus. Dans un pays comme l’Algérie où le Sud regorge

    de richesses, il est difficile de trouver des noirs à certains niveaux de l’administration. Jusque vers les

    années 1984, il n’y avait que très peu, et vraiment très peu, de Noirs à la faculté. Si la Tunisie a aboli

    l’esclavage en en 1846, la situation du Noir demeure celle d’un homme de second rang. On peut se

    demander si les Arabes ne considèrent pas les Noirs comme des êtres vivant de seconde zone.

        

      D’autre part,  la Mauritanie et le Soudan, ceux qui se disent arabes sont d’une arabité

    problématique, c’est peut-être leur complexe qui les rend plus cyniques (extermination des Noirs dans

    les deux pays).

        

      Les Maures ont toujours pillé les villages noirs pour se servir en esclaves même, si dans certains

    cas, ils ont peut-être pu acheter, à des Noirs, des esclaves. En tout cas, la tradition orale rapporte,

    surtout, que les Maures ont pratiqué des razzias. Les Soudanais du Nord font la même chose de nos

    jours. On voit, ainsi, le type de rapport que peut entretenir le Maure avec le Harratine : le Harratine est

    noir et esclave !

        

      Le problème essentiel est que ce rapport se manifeste au sein du fonctionnement de l’Etat.  

    L’Etat mauritanien est fortement marqué par des rapports de type raciaux et féodaux. Ce que cela a

    pour conséquence est que, dans une certaine mesure, la question de l’esclavage ne choque pas grand

    monde. Il y a d’autres raisons qui sont plus profondes qui sont liées à la place de l’Etat dans l’esprit des

    citoyens. L’Etat est quelque chose de lointain dont on ne s’occupe que sporadiquement, pour une

    grande partie de la population  à cause de son caractère artificiel mais aussi à cause du manque

    d’instruction. Les lettrés, sont quant à eux, empêtrés, pour la plupart, dans des faux débats ou sont

    victimes de leur égoïsme ou de leurs simples limites intellectuelles. Il ne faut pas aussi oublier que le

    fait d’aller à l’école ne change pas, nécessairement, la mentalité des individus. Il reste que l’école, dans

    certaines conditions, peut jouer un rôle essentiel. On peut retenir l’idée défendue par Joseph Ki-Zerbo

    de la notion d’élite : Selon moi, une élite devrait être au-dessus du commun des gens du point de vue

    juridique, mais aussi au plan éthique et moral qui fonde la légitimité. Toutes ces qualités manquent  bon

    nombre de dirigeants africains d’aujourd’hui ; dans ce cas, il faut leur dénier la dénomination d’élite. »

        

      La culture est un haut lieu de résistance de l’esprit. Avoir un doctorat ne signifie pas grand-chose.

    Le savoir ne peut qu’aider. Ce qui est déterminant est le mobile de l’individu. En réalité et pour la

    plupart des cas, c’est surtout la culture des peuples qui les guide. Il reste que les rencontres peuvent

    entraîner des changements. «  Si on a souvent déploré le conservatisme des sociétés africaines-

    réalité liée aux rapports aux ancêtres et la tradition - les grands historiens de l’Afrique ont tous

    démontré que ces sociétés étaient en même temps capables d’une grande absorption de l’extérieur. »

     

      Il reste que les difficultés des « lettrés » africains à s’accaparer des bonnes choses de ce monde

    sont, encore, criantes. Le fait d’être sensibilisé aux droits de l’Homme, d’avoir appris quelques

    fragments de la pensée de Rousseau, ne transforme pas toujours les individus, surtout dans un

    environnement où les rapports avec la tribu sont plus forts que ceux avec l’Etat. La pression sociale est

    tellement forte en Afrique que les lettrés marchent sous le dictat de l’ archaïité.

        

      C’est donc dans la fondation de l’Etat même qu’il faut rechercher la solution à la question de

    l’esclavage. C’est dans le respect de l’égalité des citoyens, dans la pratique, qu’un nouvel essor

    pourrait naître. C’est une tâche ardue, car les mentalités sont encore loin de cet état d’esprit

    nécessaire. La problématique fondamentale de l’Etat mauritanien est celui de l’émergence du citoyen.

    Le propre de l’Etat moderne est d’édicter des règles de droit applicables à tous. Ce sont ces règles

    qui permettent aux individus de se défendre. Ce sont, aussi, elles qui peuvent aider les citoyens à

    contester les actes du pouvoir. D’autre part, ces règles sont l’objet de négociations permanentes et

    changent dans le temps, suivant les rapports  de forces entre pouvoir et collectivité.

        

      Toute la problématique entre la conception de Rousseau et celle de Max Weber, c’est à dire

    entre la nature contractuelle de l’Etat et l’idée du monopole de la contrainte légitime de l’Etat  chez

    Weber est, à notre avis, sans grand intérêt pour notre présent débat. Car Weber lui-même caractérise

    l’Etat par l’existence de règles applicables à tous. « « Le développement de l’Etat est partout

    accompagné d’un procès d’absorption de la création autonome du droit ; si bien que, finalement, seul

    l’Etat apparaît être source de création nouvelle et régulière du droit, et que c’est à lui seul qu’il revient

    de disposer des moyens de la contrainte juridique »… La formation de ce groupement politique

    spécifique que nous nommons Etat  suppose au contraire la disparition de ce pluralisme des

    appartenances juridiques : elle implique la substitution, au droit « personnalisé » de jadis, de la loi

    générale, laquelle vaut pour tous les ressortissants du territoire sur lequel s’étend le pouvoir de l’Etat. »

        

      On voit bien que, malgré les fondements théoriques différents des approches de ces deux

    auteurs de l’Etat, on arrive à retrouver une caractéristique essentielle de l’Etat qui la règle applicable à

    tous les citoyens. En Mauritanie, comme dans de nombreux Etat africains, c’est le problème de

    l’application de la règle pour tous qui pose des difficultés.  Cela  pousse certains auteurs à dire que

    « La notion de règle de portée générale-la loi-, le règlement- demeure largement étrangère aux

    sociétés africaines, fondées sur des règles coutumières propre à chaque sous-culture régionale,

    traduisant et reproduisant la répartition des rôles au sein d’un corps social de dimension restreinte et

    culturellement homogène. »

        

      Si le constat de l’auteur repose sur une observation de réalité, il n’en demeure pas moins que

    l’explication qu’il donne aux causes nous paraît audacieuse. Il me semble difficile d’admettre que la

    notion de règle générale est étrangère aux sociétés africaines. Le problème est plutôt le lien avec l’Etat

    qui ne représente pas grand-chose aux yeux des citoyens. Nous avons, déjà, largement traité le sujet

    dans un autre texte. Comme nous l’avons signalé plus haut,  c’est le fondement de l’Etat lui-même qui

    en cause, du fait de son histoire. Les groupements particuliers sont une réalité historique vivante et

    sont de réels lieux de solidarité, alors que l’Etat est simplement au début de son histoire sans ancrage

    et n’assure guère la solidarité collective.

        

      En ce qui concerne l’esclavage, il s’agit de pratiques profondément implantées dans les

    mentalités, que l’émergence de l’Etat n’a pas pu absorber pour des raisons différentes. Il faut

    comprendre que, durant la période coloniale, la société maure a été préservée dans son mode

    fonctionnement par les colons pour éviter des conflits. Après l’indépendance, c’est une classe féodale

    qui a repris les reines du pouvoir. Pour son maintient, cette classe a toujours composé avec la

    féodalité. Ainsi, la question de l’égalité des citoyens n’a jamais été traitée. Au contraire l’Etat a

    reproduit les schémas traditionnels. On saisi pourquoi la question de l’esclavage est restée une

    question secondaire.

        

      C’est donc dans le changement des mentalités qu’il faudra rechercher les solutions. Il ne faut pas

    aussi croire que le simple fait de mettre en place des textes juridiques suffit. La règle juridique n’a de

    valeur que parce qu’elle une histoire sociale partagée. En Tout cas il ne faut pas espérer que le

    changement de la situation des Harratine, comme celle des castes soit pour demain. La communauté

    mauritanienne, dans toutes ses composantes, est fortement imprégnée de féodalisme. On aurait pu

    espérer que l’école participe à de rapides bouleversements après l’indépendance du pays.

     

      Malheureusement les Harratine n’ont pas suffisamment bénéficié de l’enseignement et, d’une

     manière générale, l’ensemble de la société mauritanienne, d’autant plus que l’enseignement est de

     plus en plus dégradé. Il y a quelques années, le fils du pauvre méritant pouvant faire de bonnes études

    grâce à l’action publique. D’autre part, on aurait pu utiliser l’école pour participer aux mutations des

    mentalités, tel n’a pas été le cas. Même si on l’avait fait, l’action gouvernementale devait restée à la

    hauteur des attentes tel n’est pas le cas. Or, comme nous l’avons dit, les pouvoirs politiques ont plutôt

    joué sur le féodalisme.

        

      Que reste-t-il alors à faire ? Il appartient aux Haratine de prendre en main leur destin, dans le

    contexte actuel, car ils en ont les moyens s’ils prenaient conscience de leur situation et refusaient les

    divisions. Il y a un travail énorme à faire de la part des antiesclavagistes honnêtes. Il faut aussi souhaité

    que les castes issues du reste de la communauté noire se rebiffent de la situation dans laquelle ils sont

    souvent enfermée, ainsi que les maures de « basses souches ». Le problème n’est pas, dans un

    absolu, son appartenance mais le rejet de toute forme d’injustice D’autre part, les citoyens honnêtes

    doivent soutenir leur cause harratine, sans vouloir en tirer profit. Avec tout cela, nous pensons que le

    problème de l’inégalité prendra un autre tournant en Mauritanie.

        

      En tout cas si nous voulons un autre avenir de la Mauritanie, toutes les questions essentielles

    doivent être discutées réglées. L’amour est toujours vainqueur de la haine. Cela suppose un

    engagement collectif qui peut prendre différentes formes. Il faudrait, pour cela, sortir des banalités

    actuelles et d’un certain type de rapport à l’action publique. Enfin, pour notre part, ce sont les idées, la

    recherche de la justice, de la paix qui sont essentielles.

 

Oumar Diagne

 

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