TEMOIGNAGE 30:

 

A.H.M.E.

Abdi et son maître

 

 

Abdi et son maître
Mauritanie- Ils vivent en esclavage
Auteur: Garba Diallo, 1996

 

Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous faire reculer de 200 ans dans l’histoire. Ce dont je veux vous parler se passe maintenant, en 1995. C’est l’histoire d’un Mauritanien noir appelé Abdi.

     

    Abdi n’est pas un nom ordinaire que les gens libres choisissent pour leurs enfants. Abdi
    signifie esclave en arabe et ce nom et normalement réservé aux esclaves noirs. Bien que l’esclavage ait été officiellement aboli en 1980, pour la troisième fois dans la Mauritanie indépendante, il reste toujours, avec le commerce d’esclaves, une réalité.

    Dû à l’exploitation sexuelle massive des femmes esclaves par des maîtres blancs, la population esclave en Mauritanie a augmenté jusqu’à devenir le groupe ethnique le plus large du pays.

     

    La population mauritanienne est constituée de quelque deux millions d’habitants :

    32% de noirs africains libres d’origine ethnique Fulani, Soninké et Wolof, 28% de maures
    d’origine arabe-berbère, et 40
    % d’esclaves noirs appelés Abid ou Haratin. Les esclaves appartiennent aux maures blancs, qui ont monopolisé le gouvernement du pays depuis que le régime colonial français leur a transféré le pouvoir politique en 1960. Les maures blancs
    n’ont aucune intention ou intérêt à abolir l’esclavage, car ceci pourrait inciter les esclaves à défier la suprématie maure.

     

    Une nouvelle dimension de l’esclavage

     

    Dans les conflits culturels entre le régime maure et les Africains noirs libres, les esclaves ont été utilisés par le régime comme tampon et escadrons de la mort contre les Africains. Les esclaves comme Abdi s’identifient encore avec leurs maîtres et leur obéissent aveuglément.
    L’esclavage a ainsi assumé une dimension nouvelle et meurtrière. L’actuel régime militaire du colonel Taya est conscient de cela et exploite la force des esclaves pour résoudre des vieilles disputes avec les noirs libres qui résistent et défient l’hégémonie maure.

     

    Depuis 1989, quand le conflit afro-arabe a éclaté en affrontements violents, les esclaves se sont organisés dans des milices, que le gouvernement utilise pour massacrer et déporter les noirs au Sénégal et au Mali. Comme dans les jours de l’apartheid en Afrique du Sud, ils sont manipulés pour la destruction mutuelle des noirs.

     

    Une économie esclavagiste

     

    J’ai connu Abdi dans le magasin de son maître, près de l’Université Cheikh Anta Diop à
    Dakar, le 3 août 1994. Dakar n’est pas seulement la capitale du Sénégal, mais aussi l’un des centres urbains plus actifs de l’Afrique occidentale. Ici, on peut trouver des étudiants, des universitaires, des élites et des officiels ouest-africains, qui sont ici pour étudier ou pour participer aux innombrables forums régionaux. Dakar est aussi un point de rencontre pour de grands et petits hommes d’affaires qui viennent ici pour gagner ou perdre de
    l’argent. Les touristes étrangers qui viennent par milliers chaque année, ajoutent plus de couleur au chaos urbain avec leurs jambes nues et rouges.

 

    Établie en 1958, l’université est l’un des plus vieux et prestigieux centres d’éducation en Afrique de l’Ouest. De toute évidence, Abdi n’a pas échoué ici pour étudier et pouvoir intégrer l’élite réduite de la région. Il a été amené ici depuis la Mauritanie par son maître, qui cherchait du profit. Le maître peut le faire travailler jusqu’à la mort en toute impunité et puis commander un autre esclave.

     

    C’est étonnant que personne ne semble avoir remarqué qu’un esclave noir est toujours soumis à l’esclavage par son propriétaire maure, au coeur de Dakar. Le chaos moderne apporte certaines libertés au commerce informel de la pègre qui s’accroît rapidement.

     

    Comme dans d’autres parts du continent, l’État mauritanien créé avec la colonisation est en train de dépérir. Son rôle a été réduit par les conditions du FMI et de la Banque Mondiale qui protègent le dictateur du lynchage par les masses urbaines affamées et en colère.

     

    Le maître maure ne craint pas du tout que ce crime capital puisse être découvert ou que les gens qui passent par son magasin le pendent à l’arbre qui pousse juste en face. Décidément, les étudiants universitaires qui sont des clients habituels du magasin esclavagiste doivent avoir appris que l’esclavage avait déjà été aboli dans les anciennes colonies françaises dès 1905.

     

    Avant l’abolition de 1980, l’esclavage avait été déclaré illégal en 1960 et 1966, mais cela est resté lettre morte. Les propriétaires des esclaves ont tellement exploité les esclaves noirs pendant les mille dernières années, qu’ils ne peuvent pas renoncer à vivre de la sueur de leurs esclaves si facilement. Autant les esclaves que les maîtres ont tellement intériorisé ce statu quo qu’il faudrait plus que des décrets officiels pour éradiquer l’esclavage dans le pays.

     

    Les soldats esclaves

    La dernière abolition a été motivée par des facteurs différents. Après dix ans d’une disette catastrophique, la plupart des maîtres nomades sont devenus tellement pauvres qu’ils
    n’étaient même plus capables de se nourrir eux-mêmes, donc encore moins d’entretenir et nourrir un grand nombre d’esclaves. Des milliers d’esclaves ont été alors relâchés dans les centres urbains déjà surpeuplés où leurs maîtres espéraient qu’ils seraient capables de gagner leur vie comme domestiques dans des foyers, car les maîtres ne sont pas censés accomplir les tâches manuelles. Quelques esclaves ont été recrutés comme soldats subalternes dans l’armée qui menait la guerre au Sahara occidental de 1976 à 1979, d’autres traînaient et se débrouillaient, volanr ou vendant des produits de base comme l’eau. Quand la Mauritanie s’est retirée de la Guerre du Sahara, les soldats esclaves ont été démobilisés et renvoyés à la rue.

     

    Une lutte de libération avorté

     

    Des esclaves éclairés se sont organisés et ont commencé un mouvement d’émancipation appelé « El Hor » qui signifie « le libre ». Le but d’El Hor était d’abolir totalement l’esclavage et de prendre des mesures effectives et concrètes pour aider les esclaves à devenir économiquement indépendants. Celle-ci a été la seule voie pour promouvoir le respect de soi et l’émancipation psychosociale. Bien que les méthodes choisies par El Hor étaient pacifiques et douces, cela a pourtant semé la panique dans la communauté des Maures blancs et leur régime militaire. L’organisation défiait à la fois l’ordre social traditionnel et la dictature militaire.

     

    Leur campagne de libération était sur le point de paralyser le commerce d’esclaves et
    d’empêcher les maîtres de vendre des êtres humains sur le marché libre. À l’extérieur de la Mauritanie, El Hor parvenait à attirer l’attention des médias internationaux et des groupes de défense des droits humains sur la persistance de l’esclavage dans le pays. Le résultat a été des pressions embarrassantes pour le régime provenant de l’extérieur.

     

    Pour prévenir une révolution d’esclaves à grande échelle conduisant à une réelle émancipation et à la fin du pouvoir d’une minorité, le régime du Coronel Ould Haidalla a décrété le 5 juillet 1980 l’abolition de l’esclavage et l’imposition de la charia, la loi islamique. La charia donne aux maîtres le droit à une compensation économique pour la libération de leurs esclaves. De cette manière, le décret d’abolition stipulait que l’esclavage était aboli partout en Mauritanie, et qu’une commission nationale composée d’experts en droit musulman, des économistes et des administrateurs serait établi dans le but d’évaluer le montant de la compensation que les maîtres recevraient par chaque esclave perdu du fait de l’abolition.

     

    Rien n’a été fait pour libérer les esclaves dans un véritable sens. Mais le régime a réussi à atteindre ses objectifs, c’est-à-dire à éviter les pressions externes et internes tout en satisfaisant les maîtres. Les maîtres sont les mêmes Maures blancs qui contrôlent l’appareil de l’État à leur propre profit. De cette façon, l’émancipation réelle a été avortée.

     

    La torture du chameau

     

    Pour Abdi il était plus sûr de rester avec son maître, moralement responsable de son foyer et de ses animaux. Abdi n’est pas ni responsable, ni un être humain avec des sentiments ou un droit à créer une famille. Il est une machine qui s’esquinte à travailler sans être payé et sans repos. Comme une machine, Abdi a besoin seulement d’être nourri pour graisser ses muscles noirs pour qu’ils ne se cassent pas. Son maître peut l’amener n’importe où et lui faire accomplir n’importe quelle tâche. Il peut être légalement vendu, offert, utilisé pour payer le prix d’une fiancée ou châtré pour l’ empêcher de s’accoupler avec le harem du maître.

     

    Le droit du maître est supérieur à la loi divine, et il a le droit de coucher avec n’importe quelle femme parente d’Abdi, car elles sont, d’après la loi, ses concubines. Abdi ne peut même pas aller à la mosquée si son maître a besoin de lui. S’il essaie de s’en échapper, son maître lui applique l’effroyable torture du chameau. On fait monter à Abdi sur un chameau assoiffé et on lui attache les jambes sous le ventre du chameau. Puis on permet au chameau de boire. Lorsque son grand ventre se dilate, les jambes de Abdi sont cassées et il ne sera plus jamais en mesure de s’enfuir.

     

    Si Abdi se sert trop de sa tête, ses maîtres introduisent des insectes dans ses oreilles. Autour de sa tête, une large ceinture bloque ses oreilles alors qu’il a les mains attachées derrière son dos. Au fur et a mesure que les insectes se débattent pour en sortir Abdi devient fou. La plupart des esclaves ont le cerveau si bien lavé qu’ils considéreraient le fait d’échapper à leurs maîtres comme un pêché. Leurs ancêtres ont été capturés et déclarés esclaves il y a longtemps et leur progéniture a été élevée pour croire qu’Allah a créé deux groupes de personnes : les esclaves et les maîtres, chacun avec un rôle spécifique et immuable dans la société. 

     

    L’esclave et le maître partent à Dakar

     

    Il y a quelques années Abdi, un autre esclave et leur maître sont arrivés à Dakar. Il est possible que leur maître comptait les utiliser comme capital de départ pour son nouveau commerce. Les petits commerces prospèrent et produisent des bénéfices immédiats, spécialement si on dispose
    d’une main d’œuvre esclave, donc gratuite, qui peut se fondre dans la population sénégalaise à Dakar sans problème.
     

 

 

 

    L’État ne contrôle pas les heures d’ouverture des magasins, donc les deux esclaves travaillent sans cesse, presque 24 heurs par jour. Ils mangent et dorment à tour de rôle dans le magasin. Je me suis par hasard arêté dans ce magasin pour acheter une boisson. Abdi était occupé à vendre des articles aux clients, des  universitaires. Il y avait avec lui un autre homme qui l’aidait. Je les ai identifiés comme des esclaves mauritaniens car ils étaient noirs et ils parlaient le dialecte arabe propre à la communauté maure blanche de la Mauritanie.

     

    Cela m’est rendu curieux et m’a amené à vouloir parler avec eux à propos de leur
    magasin à Dakar. Sans mentionner que moi, tout comme eux, je suis Mauritanien noir nous avons eu une conversation, séparés par le comptoir du magasin. Cependant, ils hésitaient à répondre à mes questions portant sur leur vie à Dakar et sur la situation en Mauritanie. Finalement, après un bon moment, ils m’ont dit qu’ils
    s’occupaient du magasin « avec » leur maître.
     

 

     J’ai  alors demandé où se trouvait leur maître.

     

    Abdi a souri et montré du doigt derrière le comptoir. Le voilà ! Un maure blanc à l’air miteux qui dormait pendant que ses deux esclaves noirs travaillaient dur pour lui. Avant qu’il soit réveillé, j’ai pu me débrouiller pour voler quelques photos de lui et de ses deux esclaves. 

     

    Le Nord muet

     

    L’ONU et les missions diplomatiques sont bien conscients de la situation en Mauritanie. Quelles sont donc les raisons du silence de la communauté internationale à l’égard de
    l’esclavage en Mauritanie ? Ce ne sont définitivement pas des considérations économiques ou stratégiques qui font que le reste du monde ne cherche pas à éradiquer cette pratique funeste. Ce sont à mon avis  principalement les facteurs suivants:

     

    La communication interafricaine dans les domaines politique et culturel reste très réduite. Autrement, les Africains auraient déjà réalisé qu’aux yeux des maîtres tous les noirs peuvent être soumis et sont des esclaves en puissance.

     

    Ce problème fait partie du conflit culturel afro-arabe qui s’étend des côtes soudanaises de la Mer Rouge, jusqu’aux côtes atlantiques de la Mauritanie. Ce conflit a une composante raciale évidente et qui persiste déjà depuis plus de mille ans. Les Africains aussi bien que les Arabes préfèrent ne pas parler de ce sale et meurtrier conflit Nord-Sud qui a lieu dans le Sud, car cela pourrait suggérer un manque de solidarité avec le tiers monde et car l’attitude traditionnelle « Nord impérialiste contre Sud pauvre et exploité » ne pourrait plus être maintenue dans les relations internationales.

     

    L’héritage de l’esclavage transatlantique a marqué l’esprit des Européens d’une faute collective et éternelle qui rend difficile une prise de position morale par les nations européennes de condamnation de l’esclavage pratiqué par les Arabes en Mauritanie.

     

    La plupart des écrivains européens qui sont allés en Mauritanie appartiennent aux romantiques qui font les louanges de la magie du désert et de son ordre social rude et violent. Cet amour du désert et de son système féodal contribue à ce que le système funeste persiste dans sa forme la plus raciste.

     

    La connexion danoise

     

    Un des principaux défenseurs et amoureux de la société mauritanienne du désert était le Danois Henrik Olesen. Olesen était le chef local des Nations unies et il préférait qu’on l’appelle « le patron ».  Jusqu’à un après-midi en juin 1989, il avait les yeux, les oreilles et la conscience fermés à la plus brutale des violations des droits de l’homme. Ce jour là, la police mauritanienne a fait irruption dans les bureaux de l’ONU dans le but d’arrêter, dévêtir et torturer son directeur de finances, M. Abdoul Diallo, Mauritanien noir, et sa secrétaire personnelle, Mlle Roukhaya Ba, et de les déporter vers le Sénégal.

     

    Lorsque Henrik Olesen proteste dans une lettre adressée au gouvernement de la Mauritanie, on lui répond de retirer la lettre et de se taire ou de se casser du pays. Il n’a pas traîné et est  parti. L’ONU ou le Danemark ont-ils eu une quelconque réaction à l’époque? Aucune, rien que du silence.

     

    Un autre Danois fort compromis avec le régime mauritanien est M. Poul Sihm, de la Banque mondiale. En 1991, lorsque la Norvège menace de réduire l’aide à la Mauritanie du fait de la violation raciste des droits de l’homme, M Sihm envoie un fax au Ministre norvégien des affaires étrangères contenant la pétition suivante en faveur des propriétaires des esclaves : « Arrêter cette aide au développement serait, aux yeux de quelqu’un qui a été intimement engagé dans le secteur de l’élevage en Mauritanie [possédé par les Arabes] depuis 1983 et qui en qualité de tel a visité le pays au moins deux fois par an, une grande erreur. » (Numéro de fax 2791/1, 24 octobre 1991 par M. Poul Sihm).

     

    La lutte pour la libération

    La conclusion est qu’Abdi et ses 800000 camarades esclaves ne doivent pas espérer beaucoup de solidarité ni de soutien de la part des Danois et non plus d’autres leaders mondiaux. Comme un autre esclave, Bilal, l’a déclaré au journal Le Monde en 1990, les esclaves doivent mener eux-mêmes leur propre bataille pour la libération,  jusqu’au jour où ils gagneront l’inévitable victoire de la justice sur l’injustice. Le temps, l’histoire, la démographie et la justice sont du côté des victimes de cette pratique brutale. En attendant, Abdi travaillera sans salaire et sans se plaindre, tandis que son maître continuera à dormir dans son Moyen Âge.

 

 

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